Fiche du document numéro 19007

Num
19007
Date
Lundi 7 avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
91760
Pages
2
Urlorg
Titre
Il y a vingt ans, le « voyage au bout de l’horreur » de notre confrère, Jean Chatain
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyée spéciale au Rwanda.

L’horreur, c’est d’abord une odeur. L’odeur de corps suppliciés, en voie de décomposition. Angoissante quand on s’approche. Apre et donnant le vertige lorsqu’on se trouve au bord du trou. La preuve avec celui découvert dans le secteur de Kiziguro. À quelques dizaines de mètres de la route, un énorme trou au milieu des arbres. Au fond, plusieurs centaines de cadavres. (...) Au-dessus de ce magma humain, une femme gît dans une pose grotesque et obscène.

Gamaliel Segnicondo, enseignant à l’école primaire, témoigne : « Les massacres ont commencé à partir du 8 avril (...). Depuis deux jours, les gens venaient se réfugier à la paroisse (...). Les “padre” étaient partis. » D’après lui, ils ont été près de huit cents à rejoindre ce « refuge ». Ils ont été massacrés dans l’église. Silence. « On a sauvé en tout et pour tout treize personnes. Une est morte par la suite. Il ne reste que douze survivants. » La plupart des morts sont des Tutsi. La plupart, car d’autres ont été tués aussi en raison de leur appartenance politique. Certains étaient des Hutu. « Tous ont été tués à la machette, au bâton ou avec une barre de fer. Juste un coup sur le sommet du crâne, insiste Gamaliel. Pour certains, on avait pris soin, avant, de leur lier les mains. Pendant ce temps, j’étais caché car je savais que j’étais sur la liste. Puis, j’ai appris l’existence de ce trou. C’est là qu’ils jetaient les cadavres, même si certains étaient encore vivants. » À l’approche des troupes du Front patriotique rwandais (FPR), les massacreurs s’enfuient. Alors Gamaliel décide d’agir pour sauver des vies : « J’ai été à la paroisse chercher des fils électriques. Avec un Blanc, un Suisse, on les a tressés pour faire un câble. Grâce à lui, nous en avons retiré huit qui étaient vivants. Ils sont parmi les douze dont je vous ai parlé. » Gamaliel l’affirme : « Ce sont les milices MRND (le parti au pouvoir) et CDR (formation la plus extrémiste créée par les partisans de la dictature) qui ont perpétré ces massacres. Avant de fuir, ils ont ensuite détruit la paroisse et l’hôpital. Le FPR est arrivé ici le 14 au soir. Aujourd’hui, nous n’avons plus de médicaments. Nous mourons de la malaria. »

Ce charnier n’est qu’un parmi tant d’autres dans cette région. Mais il est le premier que je découvre. Hébété, je demande un peu stupidement à un des combattants du FPR si les craintes d’épidémie ne devraient pas conduire à boucher le trou le plus rapidement possible. Avec un sourire amer, l’officier me répond : « Nous y pensons. Mais nous voulions d’abord montrer ça à des journalistes. Il y a des choses qu’il faut connaître. Sinon, on ne nous croirait peut-être pas. » Ce charnier existe, je l’ai vu, et puis après ? Les premiers cadavres se trouvent à cinquante mètres au-dessous de moi. Je les regarde, mais ne peux les photographier. Un flash est inutile à cette distance. Il faudrait au moins un projecteur et un téléobjectif. Au Rwanda, il n’y a plus d’électricité depuis des semaines (...). Alors, cette atrocité sera-t-elle gommée de la mémoire ? Après tout, il y a bien en Europe des gens qui nient les chambres à gaz et les crimes nazis contre l’humanité ! Si l’on peut nier un génocide, pourquoi n’en réfuterait-on pas un autre ? Y aura-t-il un jour des « révisionnistes » rwandais et un Faurisson africain ? Je découvrais, le lendemain, que cette fixation sur le puits de Kiziguro a quelque chose de dérisoire. À Rukara, non loin de là, les milices gouvernementales ont jeté 1 500 à 2 000 morts dans un trou similaire. Au bas mot, 700 à 800 cadavres (comment les compter ?) pourrissent au soleil ou fermentent dans l’ombre des maisons. Leur vision est repoussante, insoutenable. Quelques kilomètres plus loin, dans la paroisse de Mukarange, il y a ce bûcher improvisé où pendent bras et jambes, ainsi que des corps qui semblent s’obstiner à ne pas brûler. Un de mes interlocuteurs me dit : « Les morts, on n’a pas fini de les trouver. Dans les paroisses, c’est facile, on sait qu’ils sont là. Mais dans les forêts, combien sont-ils ? » Il a raison. De la voiture, je repère les cadavres gisant dans les fossés. De la bananeraie voisine, une puanteur horrible s’élève. Partout, l’odeur de la mort semble régner sur ce pays…
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024