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Alors que l'association Survie a déposé, récemment, à Paris, une plainte contre des responsables politiques et militaires français pour "complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité", lors du génocide au Rwanda, en 1994 , Guillaume Ancel, ancien officier de l’armée de terre, qui a pris part à l'opération Turquoise au Rwanda, affirme, ce jeudi, sur franceinfo, que ses supérieurs lui ont clairement demandé de "livrer des armes aux génocidaires dans les camps de réfugiés."
franceinfo : Que vous inspire cette plainte contre les responsables politiques et militaires français de l'époque ?
Guillaume Ancel : Force est de constater que, 23 ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, nous ne connaissons toujours pas le rôle que la France a joué, et je pense qu'il serait grand temps qu'on arrête de raconter aux Français ce qu'ils doivent en penser et qu'on leur permette de juger par eux-mêmes. C’est-à-dire d'ouvrir les archives, de faire la lumière sur ce qu'il s'est passé, et d'arrêter d'être dans ce déni permanent d'une réalité à laquelle, moi, j'ai assisté.
Je ne vais prendre qu'un exemple : j'étais officier détaché dans une unité de la Légion étrangère, quand nous sommes partis dans cette opération humanitaire. La première partie de l'opération était clairement destinée à remettre au pouvoir le gouvernement génocidaire. On pourrait dire que l'on n'en avait pas parfaitement conscience, alors, qu'en réalité, la DGSE avait largement informé le gouvernement de l'époque. Dans la deuxième partie, quand on a enfin renoncé à remettre au pouvoir ce gouvernement génocidaire, on a juste protégé sa fuite en créant une zone humanitaire.
Non seulement les génocidaires ont pu tranquillement aller se réfugier au Zaïre [aujourd'hui République démocratique du Congo] mais, en plus, on les a laissés organiser l'exode de leur population, qui a quand même dû faire 100 000 morts supplémentaires. Et puis, c'est l'épisode, à mon avis, le plus indéfendable parce que ce n'est pas un sujet de confusion ou de manque de clairvoyance, c'est pour moi, un sujet de complicité de génocide : on nous a demandés de livrer des armes aux génocidaires dans les camps de réfugiés. Moi j'ai assisté à une de ces livraisons, c'était la deuxième quinzaine de juillet 1994 : je revenais d'une opération d'extraction qui s'était mal passée. Quand j'arrive sur la base, le commandant adjoint du détachement me demande de détourner l'attention des journalistes parce que, je le cite, « un convoi d'armes va partir vers le Zaïre ».
Je fais ce qu'il m'a demandé parce que je n'ai pas eu le temps de réagir plus que ça, et, le soir, au débriefing, qui est évidemment très dur, je demande des explications sur ce sujet. Là, j'entends les commandants du groupement m'expliquer sans y croire qu'en fait, on livre des armes à ces hommes qui ont conduit des massacres parce qu'il faut éviter qu'ils se retournent contre l'armée française. Ce n'est pas en les réarmant qu'on les rendra moins dangereux, et je comprends, à ce moment-là, qu'ils ne font qu'exécuter des directives qui viennent du plus haut niveau de l'Etat. Il y a eu un manque total de clairvoyance du gouvernement de cohabitation de l'époque et, maintenant, ils s'enferment dans un déni total plutôt que d'oser expliquer aux Français les décisions qu'ils ont prises à l'époque.
Il n'y a qu'un point qui m'ennuie un petit peu dans les mises en accusations dont on a parlé : je trouve un peu dommage qu'on s'en prenne à mes compagnons d'armes. Je suis solidaire d'eux, parce que, de toute façon, j'ai participé à ses actions, mais je pense qu'ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. Même si un officier est forcément responsable des ordres qu'il donne, il faut se rappeler qu'on était dans le cadre d'une politique qui était décidée au plus haut sommet de l'Etat.
Vous dites que les militaires n'avaient pas le choix, qu'ils devaient obéir ?
La Revue XXI a révélé ce que même moi j'ignorais, c'est à dire qu'il y a des officiers beaucoup plus courageux que moi qui ont rapporté au plus haut niveau de l'état-major français qu'ils étaient contre cette politique et qu'ils ne comprenaient pas pourquoi on nous demandait de livrer des armes aux génocidaires dans des camps de réfugiés. Ce rapport arrive à l'Elysée, et un homme de l'Elysée, "H.V.", sans doute Hubert Védrine, met cette mention terrifiante : « Appliquez la directive. » Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu'il y avait une directive de fournir des armes à des génocidaires dans des camps de réfugiés alors qu'on est sous un mandat humanitaire de l'ONU.
Hubert Védrine, devant la commission de la défense, le 16 avril 2014, a reconnu que des livraisons d'armes s'étaient bien poursuives depuis le début du massacre, tout en disant que cela n'avait rien à voir avec le génocide. Qu'en pensez-vous ?
Ce n'est pas la peine d'avoir fait Saint-Cyr pour comprendre, quand on arrive sur un territoire, que les gens qui ont du sang jusqu'aux coudes, et qui se vantent des massacres qu'ils ont conduit - on en a eu l'exemple dans les collines de Bisesero, où l'on a vu les forces gouvernementales massacrer la population civile -, que les gens que l'on nous demande d'aider sont ceux qui organisent les massacres. Ce qui explique la totale réticence de l'armée française. Aujourd'hui, on les a mis dans une situation extrêmement délicate parce que, en gros, pendant 22 ans ils ont été obligés de couvrir ce secret d'Etat. Maintenant, c'est délicat de leur demander de raconter la réalité qu'ils n'ont jamais pu dire pendant toutes ces années. Très clairement, on avait toutes les informations pour changer de politique, et si cela n'a pas été fait, cela doit être justifié par des raisons que je ne comprends toujours pas.