Citation
Dans le prochain numéro de la revue XXI, intitulé « Nos crimes en
Afrique » Patrick de Saint-Exupéry, journaliste renommé à l’origine de
nombreuses informations exclusives sur l’implication de la France dans
le génocide des Tutsis du Rwanda de 1994, fait de nouvelles révélations
stupéfiantes : non seulement Paris a soutenu le régime criminel hutu,
mais l’Elysée a donné l’ordre, après le génocide, de réarmer les
génocidaires. Interview.
Comment avez-vous pu obtenir ces informations incroyables ?
En avril 2015, l’Elysée a annoncé l’ouverture des archives officielles
françaises sur le Rwanda. Deux fonctionnaires sont alors chargés de
leur lecture. Et l’un de ces fonctionnaires, travaillé par ses
découvertes, a raconté, en privé, de façon impromptue et improbable ce
qu’il a découvert dans ces archives.
Et il découvre d’abord qu’une directive a été donné de réarmer ceux qui
venait de commettre le génocide.
Nous sommes à l’été 1994, en pleine opération militaire française
Turquoise, au moment où l’on sait que le génocide a bien eu lieu, au
moment où l’ONU l’a reconnu. C’est aussi un peu plus de trois semaines
après le discours de François Mitterrand à Oradour-sur-Glane qui parle
du ``plus jamais ça !'' mais n’évoque même pas le Rwanda.
De qui vient la directive de réarmer les génocidaires ?
Ce que l’on sait, ce que dit ce fonctionnaire qui a été chargé de lire
les archives, c’est que la directive a été confirmée par une note
manuscrite d’Hubert Védrine qui était à l’époque le secrétaire général
de l’Elysée.
La question des armes est importante. On présente toujours ce génocide
comme ayant été réalisé avec des machettes mais on occulte
volontairement, dans le discours officiel, l’utilisation régulière et
récurrente des grenades, des fusils mitrailleurs, des armes lourdes qui
ne venaient pas de nulle part. L’autorité, les uniformes, les armes
étaient des éléments indispensables pour pousser toute une population à
massacrer ses voisins. Et l’armée hutue, les Forces armées rwandaises
(FAR), a été encadrée, de 1990 à 1993, sur ordre de l’Elysée, par les
militaires français.
Mais quels Français étaient à la manœuvre dans ce dossier ?
Plus les choses avancent, plus on se rend compte qu’Hubert Védrine et
un certain nombre d’autres personnes veulent imposer une version de
l’histoire, leur version. Et pour ce faire, ils bloquent
systématiquement toute possibilité de discussion.
Pour vous, la responsabilité française ne fait pas de doute ?
Il y a une implication extrêmement importante et, à vrai dire,
mystérieuse des plus hautes autorités françaises dans les événements du
Rwanda. A Paris, on sait tout très vite mais on ne veut pas le voir, ce
qui est très différent. Dès 1990, il y a des télégrammes de l’ambassade
de France à Kigali qui mettent en garde sur les risques de génocide. La
DGSE, les services extérieurs, donnent aussi des signaux extrêmement
clairs sur ce qui se passe, comme le montre une note de la Délégation
aux affaires stratégiques du ministère de la défense que nous publions
dans XXI. Paris sait mais refuse de voir.
L’aveuglement est évident. Quelles sont les raisons de cet aveuglement ?
Que s’est-il passé ? Pourquoi un tel engagement de l’Elysée auprès des
génocidaires avant, pendant et après ?
Comment se justifient ceux qui défendent cet engagement ?
Il n’y a pas vraiment d’explication, juste une négation qui consiste à
faire porter aux victimes le poids de ce qui s’est passé ; ce qui est
absolument incroyable. Le discours tenu est le suivant : les victimes
sont les coupables, les victimes ont agi de manière à ce que se
produise leur extermination, elles ont donc provoqué le génocide. Ce
raisonnement permet d’exonérer totalement le rôle de la France. C’est
ce que disaient les extrémistes hutus : ils veulent tous nous tuer,
nous n’avons pas d’autre choix que de les tuer de manière préventive.
En France, des responsables politiques parlent toujours des massacres
ou des
génocides au pluriel alors que ce qui s’est passé au Rwanda
c’est un génocide, le génocide des tutsis du Rwanda. Il a y eu aussi
des massacres de l’autre côté, mais ce sont des massacres, pas un
génocide.
Comment expliquez-vous l’attitude des autorités françaises dans cette
affaire ?
L’explication la plus raisonnable serait l’erreur, l’erreur d’analyse,
une erreur absolument incroyable. Mais, vingt-trois ans plus tard,
Paris reste incapable de dire : oui, nous nous sommes trompés. Pour
éviter cela, le débat est systématiquement poussé à ses extrémités : on
sort le chiffon rouge de la repentance, on parle de l’honneur bafoué
de la France, on exacerbe et on attise la discussion pour ne pas
reconnaître qu’il y a un problème de fond.
Les autorités françaises n’ont-elles pas évolué sur l’affaire
rwandaise ?
Non seulement il y a des erreurs qui entraînent des mensonges et un
déni mais ce déni se poursuit dans le temps. On voit en France la
perpétuation du mensonge à travers des générations politiques. Le
génocide se produit à l’époque de Mitterrand et lorsque Manuel Valls
fait en 2014 son discours d’investiture comme Premier ministre, il
reprend le discours de l’époque mitterrandienne sans se poser la
moindre question. Quand on voit les responsables politiques d’un pays
comme la France perpétuer dans le temps la construction d’une histoire
extrêmement discutable, on ressent ce sentiment, exprimé par
l’historien Vidal-Naquet, qu’ils sont en train d’assassiner la mémoire.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Naudet