Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
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À l’heure où Bernard Émié prend les rênes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), y a-t-il encore des agents secrets qui, tels Lawrence d’Arabie, réussissent à changer le cours de l’Histoire ? Il y a eu dans le passé des exemples fameux. En République centrafricaine, pendant douze ans (1981-1993), l’officier de la DGSE Jean-Claude Mantion fut le vrai numéro deux du régime d’André Kolingba. À l’époque, on l’appelait le « proconsul de Bangui »…
Au Tchad, en 1990, quand François Mitterrand, sur les conseils de la DGSE, lâcha le président Hissène Habré au profit du rebelle Idriss Déby, c’est l’agent Paul Fontbonne qui accompagna le colonel Déby dans son raid victorieux. « Monsieur Paul », comme l’appelaient les Tchadiens, resta ensuite trois ans et demi auprès du nouveau maître de N’Djamena. « Il n’y a plus aujourd’hui d’ingérence aussi grossière », commente un diplomate français de haut rang. Est-ce si sûr ?
« J’ai vécu les attentats du 13 novembre 2015 [130 morts à Paris et à Saint-Denis] comme un échec », avoue Bernard Bajolet, le directeur sortant de la DGSE, dans son unique interview à la presse (Politique internationale, automne 2016). Avec 6 500 agents et un budget annuel de 700 millions d’euros, la DGSE est le plus puissant des services français. Sa mission première est de détecter toute menace terroriste venue de l’étranger et de l’entraver avant qu’elle n’atteigne le sol français.
D’où l’intense surveillance de toute activité jihadiste en Syrie, en Irak et en Libye. Deux mois après la tragédie du Bataclan, le 14 janvier 2016, lors d’un conseil national de défense à l’Élysée, François Hollande a donné son accord au lancement d’opérations clandestines en Libye.
Au Nord-Mali, le double jeu de la France
La France, qui soutient pourtant officiellement le gouvernement de Tripoli, a alors envoyé des agents de la DGSE auprès du général Khalifa Haftar, qui défie ledit gouvernement depuis Benghazi, dans l’est du pays. Manque de chance, trois de ces agents sont morts dans le crash de leur hélicoptère, en juillet 2016. Au grand dam de Tripoli, elle a donc été contrainte d’admettre sa présence à Benghazi, tout en continuant ses actions de surveillance.
``On n’est pas payés pour faire ce que fait le Quai d’Orsay
En novembre de la même année, c’est sans doute grâce à un renseignement humain que Mokhtar Belmokhtar a été localisé près de Sebha, dans le Sud libyen. Aussitôt, l’aviation française a frappé. Et depuis, le chef jihadiste algérien ne donne plus signe de vie. Entre Tripoli et Benghazi, la France jouerait-elle un double jeu ? « On n’est pas payés pour faire ce que fait le Quai d’Orsay », lâche Alain Chouet, l’ancien numéro deux de la DGSE.
Au Nord-Mali aussi la France a mené double jeu. Pour libérer ses otages retenus en plein désert, il lui a bien fallu négocier avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Pourtant, en janvier 2013, c’est la DGSE qui a informé les gouvernements français et malien d’un regroupement suspect de véhicules jihadistes dans la région de Konna en vue d’une offensive sur Mopti et, peut-être, Bamako. Un diplomate français raconte : « La DGSE a intercepté une conversation téléphonique dans laquelle des responsables algériens disaient à Iyad Ag Ghali [le chef jihadiste touareg] : “Mais qu’est-ce que tu fais à Konna ? N’avance pas davantage !” »
De son côté, un conseiller de Dioncounda Traoré, le président malien de l’époque, témoigne : « La DGSE est l’administration française qui compte les meilleurs spécialistes de nos réalités. En janvier 2013, ses agents ont fait un bon travail d’anticipation. »
Une mauvaise réputation à Bamako
À Bamako, le service a pourtant mauvaise presse. L’opinion l’accuse de soutenir les indépendantistes touaregs. Et notre conseiller malien d’enfoncer le clou : « À la DGSE, il y a de longue date un tropisme en faveur du Mouvement national de libération de l’Azawad [MNLA]. » Vrai ou faux ? Dès 1992, le service a secrètement dépêché des émissaires auprès des rebelles de Mano Dayak. Cela se passait dans le Nord-Niger, à l’insu de l’ambassadeur de France à Niamey, Michel Lunven !
L’année précédente, au lendemain de l’accord de Tamanrasset, entre le gouvernement de Bamako et Iyad Ag Ghali – déjà ! –, François Mitterrand avait entrepris de faire reculer l’influence grandissante de l’Algérie dans le Sahara central. C’est à la même époque que Claude Silberzahn, le directeur de la DGSE, a fait approcher à Paris le neveu de Mano Dayak, un jeune étudiant en archéologie nommé Mohamed Akotey. Or c’est ce dernier qui, en octobre 2013, sera le libérateur des otages d’Arlit ! Au siège de la DGSE, boulevard Mortier, à Paris, il reste quelques pro-Touaregs, mais ils font profil bas. Fini le temps de la diplomatie parallèle ! Au moins pour le moment.
« Quand j’étais ambassadeur en Afrique, chaque fois ou presque que je passais par Paris, j’allais à la chasse et je faisais un saut Boulevard Mortier, raconte le diplomate Jean-Marc Simon. Quand vous échangez avec les agents de la DGSE, vous gagnez leur confiance et ils vous disent ce qu’ils font. » En janvier 2011, au plus fort de la bataille d’Abidjan, c’est avec l’aide d’agents secrets que l’ambassadeur Simon a réussi à installer une radio et une télévision pro-Ouattara au cœur de la capitale ivoirienne.
``Depuis quelques années, il y a au moins un espion sous couverture diplomatique dans la plupart des ambassades de France
« Notre matériel était acheminé en pièces détachées à bord de pirogues jusqu’au Golf Hotel [où logeait Alassane Ouattara] », se souvient le diplomate. Dans les heures qui ont suivi la capture de Laurent Gbagbo, au mois d’avril suivant, c’est la DGSE qui, la première, a passé sa résidence au peigne fin. Après le transfert du prisonnier à La Haye, Fatou Bensouda, la procureure de la Cour pénale internationale, s’est précipitée à Paris dans l’espoir d’y recueillir des documents confirmant les charges contre Gbagbo.
Sous quelle couverture les agents de la DGSE opèrent-ils ? Dans La Face cachée du Quai d’Orsay, Vincent Jauvert écrit : « Depuis quelques années, il y a au moins un espion sous couverture diplomatique dans la plupart des ambassades de France. Ils sont, par exemple, quatre à Washington, trois à Johannesburg, trois à N’Djamena […]. En général, ces agents sont déclarés aux autorités locales, avec qui ils échangent des informations. » Bref, beaucoup d’espions tombent le masque. Beaucoup, mais pas tous.
Des relations tendues avec Alger
Car le Quai fournit aussi, au compte-gouttes, des couvertures « épaisses » à quelques superespions dont il s’abstient de signaler la présence aux autorités locales. « Nous n’aimons pas ça, mais depuis quelques années nous le faisons quand c’est le seul moyen de mener à bien une opération secrète importante », confie à Jauvert un haut responsable du Quai d’Orsay. À l’exception du Rwanda, la plupart des pays d’Afrique subsaharienne tolèrent la présence de ces diplomates-espions. Le Maroc et la Tunisie aussi. En Algérie, c’est plus compliqué.
Héritage de la guerre d’indépendance ? « Avec les Algériens, on a un problème existentiel », estime Alain Chouet. « Le super-dispositif d’écoute de ce service français a toujours inquiété Alger », témoigne Richard Labévière, rédacteur en chef du journal en ligne prochetmoyen-orient.ch. En 1990, quand la DGSE, sur ordre de Mitterrand, prit langue avec les dirigeants du Front islamique du salut (FIS) en exil en Europe, le général Smaïn Lamari, patron du contre-espionnage algérien, vit rouge. « Vous donnez aux gens du FIS des éléments de reconnaissance qui les confortent », lança-t-il rageusement à ses interlocuteurs français.
``Les Algériens ont en travers de la gorge le fait d’avoir la France à 40 km de leur frontière
Autre pomme de discorde, le rapt des moines de Tibhirine, en mars 1996. Un mois plus tard, un agent de la DGSE accueillit secrètement à l’ambassade de France à Alger un émissaire du Groupe islamique armé (GIA), le mouvement auquel appartenaient les ravisseurs. À la fin de l’entretien, l’agent réussit adroitement à glisser une puce dans le sac du visiteur, afin de le « filocher » jusqu’à son maquis. Quand les Algériens découvrirent le pot aux roses, ils manquèrent de s’étrangler : « Mais on devait tout se dire, non ? »
Depuis quelques années, grâce à Bajolet (qui est arabisant), les relations se sont apaisées. Enfin, un peu. Un agent de la DGSE déplore néanmoins les limites de cette embellie : « L’Algérie continue de nous voir comme un service qui l’espionne » – ce qui n’est pas faux. Et la présence de l’armée française au Nord-Mali n’arrange rien. Commentaire du conseiller malien cité plus haut : « Les Algériens ont en travers de la gorge le fait d’avoir la France à 40 km de leur frontière. »
Un bond technologique pour la DGSE
En prenant ses quartiers Boulevard Mortier, Bernard Émié hérite aussi d’un supercalculateur – la première capacité informatique d’Europe de l’Ouest. Au cours des dix dernières années, grâce à ses dictionnaires contenant des millions de mots de passe, le cybermonstre est parvenu à « casser » plusieurs centaines d’entre eux et à pirater les systèmes informatiques d’une dizaine d’États parmi lesquels l’Iran, l’Algérie et la Côte d’Ivoire au temps de Gbagbo.
``Attention au tout-technique, c’est une ligne Maginot électronique
Autre atout pour la DGSE, le réseau de satellites-espions qu’elle partage avec la Direction du renseignement militaire (DRM). En juillet 2010, la DGSE est parvenue à livrer à l’aviation française la maquette en 3D d’un campement ennemi au milieu des dunes de Mauritanie. Les jihadistes avaient le projet de faire sauter l’ambassade de France à Nouakchott. Ils ont été éliminés à leur réveil.
Ce bond technologique n’empêche pas de graves échecs, telle la libération ratée de l’agent Denis Allex en Somalie, en janvier 2013 – trois morts dans les rangs français. « Attention au tout-technique, c’est une ligne Maginot électronique », prévient Richard Labévière. Émié va-t-il continuer à s’appuyer sur le renseignement humain ? Les James Bond de la DGSE sont à l’affût.