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Voilà bientôt trente ans que Bob Denard domine le petit monde hexagonal de la guerre tarifée. Une vie bien remplie, soigneusement mise en scène, donne une certaine épaisseur au personnage. Le soldat de fortune a gagné sur les champs de bataille ses barrettes de sergent recruteur. Du Katanga aux Comores, en passant par le Biafra ou le Bénin, sa destinée s'inscrit en surpiquage sur la trame de l'histoire parallèle. Rare figure publique dans un milieu plutôt secret, l'increvable baroudeur girondin a aussi su cultiver son image, gommant les rictus du parrain pour mieux afficher le sourire du patriarche.
Ultime consécration, Bob Denard a séduit Hollywood après avoir si longtemps fait succomber la presse. Clint Eastwood à racheté le droit de porter ses aventures à l'écran. Et l'étoile française des intermittents du conflit en développe une légère coquetterie. « Je déteste ce mot de mercenaire qui me colle à la peau », prévient-il en exergue de sa biographie. Le condottiere se préfère dans la peau d'un « Corsaire de la république » (1), titre de l'ouvrage, « car ce n'est ni l'appât du gain, ni le goût de la notoriété ou du sang qui ont dicté mon action, mais le désir de servir mon pays. La France m'a soutenu, ou du moins m'a-t-elle toujours laissé faire ».
Dans ce semblant d'aveu réside la recette de la longévité de Bob Denard. L'aventurier a su, longtemps, quelles étaient les limites de son rôle: en marge toujours, jamais trop loin. Une autonomie relative, grignotée à force de services rendus et de soumissions à propos. Ce sont les barons du gaullisme qui lui mettront le pied à l'étrier.
En cette période troublée de guerre d'Algérie, Robert Denard exerce ses talents musclés dans un commissariat de Casablanca. Viré de la police pour avoir trempé dans un attentat contre Pierre Mendès France, il est récupéré par les inconditionnels du général, qui préparent le soulèvement d'Alger du 13 mai 1958. Parasite symbiotique coriace des services officiels, sa carrière s'effectuera désormais dans l'ombre de ces réseaux officieux, dirigés depuis l'Elysée par Jacques Foccart.
Les différents patrons de l'espionnage français auront tous à coeur de rendre à l'Etat l'exclusivité de ses pouvoirs régaliens. Le comte Alexandre de Marenches, qui a dirigé le Sdece sous Georges Pompidou puis Valéry Giscard d'Estaing, ouvre la longue traque aux « barbouzes ». Mais garde leur mercenaire. « L'utilisation par les réseaux de groupes marginaux, comme celui de Bob Denard, était aussi suivie par des officiers en activité du Sdece », explique encore Pierre Marion, chargé par François Mitterrand de réformer le renseignement après sa victoire de 1981, et qui découvre alors que « des intelligences existaient au sein du service, dont l'élimination a commencé ».
Denard survivra au refroidissement mitterrandien comme il a passé outre la disgrâce giscardienne. « Le service a suivi de près l'action de cet homme qui chassait sur ses terres, parfois pour son propre compte, rabattant le cas échéant le gibier, mais sans pouvoir jamais s'empêcher de braconner », écrit Claude Siberzahn, qui dirigea la DGSE de 1989 à 1993. « Un beau jour, il a fallu prendre la décision de le sortir définitivement du circuit ».
La France négocie son départ des Comores en novembre 1989. Quatre années d'exil en Afrique du Sud et Bob Denard retrouve son Bordelais natal en 1993. Les juges montrent une certaine clémence dans une affaire de coup d'Etat raté au Bénin, en 1977. La retraite s'annonce sereine. Fausse sortie! L'élection de Jacques Chirac, en 1995, ramène dans les coulisses du pouvoir ses nombreux protecteurs, à commencer par Jacques Foccart. Violant son contrôle judiciaire, « le Vieux » cingle à nouveau vers Moroni. Mais les temps ont changé. Paris doit raccourcir la laisse de son chien de guerre.
1) Corsaire de la République, Bernard Fixot éditeur, 1998.
Didier FRANÇOIS