Fiche du document numéro 18583

Num
18583
Date
Lundi 13 novembre 2006
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
270824
Pages
19
Titre
Concordances humanitaires et génocidaires, Bernard Kouchner au Rwanda
Nom cité
Type
Note
Langue
FR
Citation
Concordances humanitaires et génocidaires,
Bernard Kouchner au Rwanda
J. Morel, G. Kapler∗
13 novembre 2006, v9†
La plupart des interventions de la France au Rwanda, de 1990 à 1994,
ont été présentées dans les médias comme ayant un but humanitaire. Bernard Kouchner, médecin et homme politique très connu, s’est trouvé à la
charnière entre le domaine politico-militaire et l’humanitaire. Fondateur de
Médecins sans frontières, il est un des inventeurs des “french doctors”, ceuxlà qui volent au secours des victimes des guerres et des catastrophes. Il est
le symbole de la générosité française et de la défense des droits de l’homme.
Il s’est fait le promoteur du droit d’ingérence humanitaire. Ancien ministre
de la Santé et de l’action humanitaire, c’est aussi un homme politique qui a
mis son aura au service de différentes causes dont celle de François Mitterrand, Président de la République. Malheureusement, avec Bernard Kouchner, l’action humanitaire est devenue le faux nez de l’armée et de dirigeants
français qui ont soutenu les pires massacreurs pour maintenir, voire étendre,
la présence de la France en Afrique. 1


Jacques Morel est ingénieur au CNRS à Strasbourg, Georges Kapler est cinéaste à
Paris.

Révisé le 23/1/2014.
1. Contrairement à ce que le lecteur pourrait s’imaginer, cet article n’a pas pour but de
dénigrer Bernard Kouchner. Il veut diriger le regard sur ceux qui ont utilisé ses capacités
de bateleur. Il faut d’ailleurs faire crédit à Bernard Kouchner d’un certain courage. Il a
essuyé des tirs lors de son premier voyage à Kigali. Le ministre délégué auprès du ministre
des affaires sociales, chargé de la santé, Philippe Douste-Blazy, a été plus prudent et n’a
pas franchi la frontière du Rwanda, pourtant un pays ami !

1

L’ouverture d’un



corridor humanitaire



Bernard Kouchner s’est rendu trois fois au Rwanda pendant le génocide
des Tutsi. 2 La première fois, un mois après le début du génocide, du 12 au
18 mai 1994, officiellement pour ouvrir un  corridor humanitaire  à Kigali
afin d’évacuer en France des orphelins, en particulier ceux de Marc Vaiter
que l’armée française avait refusé d’évacuer ou de protéger le 11 avril, lors de
l’opération Amarillys. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations
Unies, aurait accordé son soutien à cette initiative. 3
Ce voyage fait suite à celui de José Ayala Lasso, haut-commissaire des
Nations Unies aux Droits de l’homme, accompagné de Louis Joinet, 4 voyage
qui déclenchera la convocation d’une session extraordinaire de la commission
des Droits de l’homme de l’ONU, le 24 mai à Genève, sur le Rwanda.
Accompagné de Michel Bonnot et d’une floppée de journalistes et cameramen, dont Renaud Girard et Jean-Christophe Klotz, 5 Kouchner obtient
d’abord le soutien à son projet de Paul Kagame, commandant des troupes
du FPR, qui affrontent les auteurs du génocide des Tutsi, puis du général
Dallaire, commandant de ce qui reste de la force de l’ONU, la MINUAR, et
enfin du colonel Bagosora et du chef d’état-major de l’armée gouvernementale
rwandaise. 6
2. Le génocide des Tutsi du Rwanda commence le 7 avril 1994. Après l’attentat contre le
Président Habyarimana, les troupes d’élite de l’armée rwandaise – équipées et formées par
la France – et les milices du parti du Président, exécutent froidement tous les politiciens
favorables aux accords de paix négociés avec le FPR, ils tuent dix paras belges de l’ONU
et commencent l’élimination systématique des Tutsi au vu de leur carte d’identité.
3. Bernard Kouchner soumet à Johannesbourg, le 10 mai, son projet de  corridor
humanitaire  à Boutros Boutros-Ghali, qui lui accorde son  plein soutien . Cf. Renaud
Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 1994, p. 4.
4. Louis Joinet est un juriste français, avocat général à la Cour de cassation, réputé de
gauche, expert à la commission des droits de l’homme de l’ONU.
5. Bernard Kouchner :  Un échec terrible des humanitaires , Humanitaire no 10,
Printemps/été 2004, p. 45. Dans cette interview de 2004, Bernard Kouchner mélange
ses missions de mai et juin 1994. Il affirme qu’en mai il est accompagné de Jean-Louis
Machuron de Pharmaciens sans frontière. Dans le film de Klotz, Kigali, des images contre
un massacre, sur le voyage de Bernard Kouchner au Rwanda en mai, Michel Bonnot est
présent mais pas Machuron.
6. Le colonel Bagosora a fait nommer le Gouvernement intérimaire le 8 avril, deux jours
après l’attentat contre l’avion du Président. C’est lui qui commande en fait aux troupes
d’élite qui ont déclenché le génocide en assassinant le Premier ministre, madame Agathe
Uwilingiyimana. Le chef d’état-major de l’armée est Augustin Bizimungu, un homme de
Bagosora, qui a autorité sur les milices.

2

Non sans culot, Kouchner intervient le 14 mai sur Radio Mille Collines 7 :
 C’est un génocide qui restera gravé dans l’histoire... La communauté internationale et la France vous regardent... Que les assassins des rues rentrent
chez eux... Rangez vos machettes ! Ne vous occupez pas de la guerre des militaires ! Comme à Nuremberg, il y aura des enquêtes et les criminels de guerre
seront punis.  8 Notons que, pendant ce temps, le Gouvernement intérimaire
rwandais (GIR) organise les 13 et 14 mai, la grande attaque des FAR et des
miliciens sur les montagnes de Bisesero près de Kibuye qui décime presque
complètement les Tutsi cachés là, en particulier les femmes et les enfants. 9
Le dimanche 15 mai, Kouchner négocie avec ce gouvernement à Gitarama. 10
Au retour son convoi est la cible de tirs du FPR.
Le 15 mai, il obtient, par l’entremise du général Dallaire l’accord de
toutes les parties, FPR, Gouvernement intérimaire et armée gouvernementale, pour l’évacuation des orphelins et l’ouverture d’un corridor humanitaire
permettant l’échange de personnes déplacées entre les deux camps. 11 Mais,
7. Il confie à Jacky Mamou en 2004 :  Je me suis même adressé aux Hutus assassins
par le canal du média de la haine par excellence, la radio “Mille collines”. Nous étions
entourés par les génocideurs et nous les insultions. Ce fameux journaliste belge inculpé de
génocide était là. Nous l’avions échappé belle ce jour-là.  Cf. Bernard Kouchner :  Un
échec terrible des humanitaires , Humanitaire no 10, Printemps/été 2004, p. 45. Le film
de J.C. Klotz y fait aussi référence. Le “journaliste” belge est Georges Ruggiu.
8. Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai
1994, p. 4. Girard écrit :  L’ancien ministre a été longuement interviewé au siège de la
radio rwandaise.  On pouvait en déduire qu’il s’agissait de Radio Rwanda. Mais Bernard
Kouchner dit à Jacky Mamou qu’il parle à la radio des  Mille Collines  et l’allusion à
Georges Ruggiu est explicite. A-t-il parlé aussi sur Radio Rwanda ? Il est possible qu’il
ait parlé sur Radio Rwanda le 15 mai à Murambi. Un témoin de la défense au procès de
Éliezer Niyitegeka, ministre de l’information, au TPIR, déclare :  le Ministre Kouchner
est arrivé à Murambi [Murambi est un écart de Gitarama où s’est replié le gouvernement
intérimaire (GIR)] le 14 mai [Niyitegeka est accusé d’avoir participé à des massacres ce
jour-là à Bisesero. Il semble que Kouchner est venu le 15] Il est parti avec le Ministre de
l’information [...] Il est donc allé à l’endroit où travaillait Radio Rwanda, dans le centre
de Murambi.  Cf. TPIR, Affaire N◦ ICTR-96-14-T, 29 octobre 2002.
9. African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero [2, pp. 35-47].
10. Renaud Girard écrit dans son article paru lundi 16 mai :  A l’heure où j’écris
ces lignes, Bernard Kouchner est en train de négocier les modalités d’évacuation avec le
gouvernement intérimaire rwandais, réfugié à Gitarama, une bourgade située à 45 km au
sud-est de Kigali. . L’article a été écrit le 15, donc c’est le 15 que Kouchner était à
Gitarama.
11. Cette réunion a lieu à l’hôtel des Diplomates le 15 avril au retour de Kouchner de
Gitarama. Cf. R. Dallaire [5, pp. 463-464].

3

à la réunion du 16, l’accord échoue en raison des exigences inacceptables de
chefs de milices et de groupes d’auto-défense, comme celle d’accompagner
les convois d’enfants jusqu’à l’avion. 12  Or la route de l’aéroport traverse
le front, écrit Renaud Girard, l’objectif des miliciens était clair : se servir
du rempart des enfants et des Casques bleus pour sortir de la capitale et apporter un renfort à la base des paras commandos ruandais de Kanombé.  13
L’aéroport de Kanombe sera pris par le FPR le 21 mai, cinq jours après. Il
est possible que les FAR, ce 16 mai, aient voulu, en sous-main, profiter du
convoi des orphelins vers l’aéroport pour y faire parvenir des renforts.
Le même jour, le 16 mai, Gaspard Gahigi annonce sur Radio Mille Collines que tous les Hutu qui étaient au stade Amohoro et à l’hôpital Roi
Faycal, dans la zone tenue par le FPR, ont été exterminés. Des transferts
étaient prévus depuis ces sites. Cette information est complétement fausse.
Il demande au gouvernement d’éviter le piège et de s’opposer au transfert
des personnes réfugiées à l’hôtel Mille collines :  Les laisser partir revient à
avouer indirectement les accusations du FPR contre le Gouvernement comme
quoi c’est un Gouvernement de criminels. [...] Alors si des gens osent dire
qu’ils veulent partir c’est une accusation contre le Gouvernement comme quoi
il ne peut assurer leur sécurité.  14
De retour du Rwanda, Bernard Kouchner tient dans les médias des propos
très variables et assez confus. 15 Le 18 mai, il est très ferme. Sur France Inter
à 13 h, il espère un renforcement rapide de la MINUAR et prône la création
d’une force d’action rapide de l’ONU. 16 Il semble désigner les auteurs des
massacres :  Il y a chez les Hutus qui sont majoritaires à 90 % au Rwanda,
des gens qui veulent cette solution finale, cette purification ethnique.  Le soir
au 20 h sur TF1, interrogé par Poivre d’Arvor, il dit  c’est un génocide . 17
12. Audition du Major Don MacNeil, membre de la cellule d’assistance humanitaire de la
MINUAR, TPIR, Affaire N◦ ICTR-98-41-T, Bagosora..., Audience du 23 novembre 2005 ;
R. Dallaire [5, pp. 464-467].
13. Renaud Girard, Rwanda : la loi du sang, Le Figaro, 17 mai 1994, p. 4 ; R. Dallaire
[5, pp. 464-467].
14. Enregistrement RTLM 15-16 mai 1994, TPIR, Procès des médias. Voir aussi Les
médias du génocide, [3, p. 306].
15. Voir l’analyse de la fréquence des termes qu’il utilise au cours de ses trois interventions dans le tableau 1.
16. B. Vannier, Interview de Bernard Kouchner , France Inter, 18 mai 1994. http:
//www.francegenocidetutsi.org/KouchnerFranceInter13h18mai1994.pdf
17. Patrick Poivre d’Arvor, Interview de Bernard Kouchner, TF1, 18 mai 1994. http:
//www.francegenocidetutsi.org/KouchnerTF1-20h18mai1994.pdf

4

Et il insiste :  Génocide ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on est tué pour
ce qu’on est, pas pour ce qu’on a fait.  Il souligne en particulier le massacre
des enfants,  il faut que l’enfant meure aussi pour ne pas qu’il puisse vous le
reprocher , dit-il. Cette reconnaissance du génocide par Bernard Kouchner
le 18 mai 18 semble sans ambiguı̈té. Pourtant il dira dix ans plus tard à
propos de ce premier voyage :  Mais sur place, malgré notre soutien à la
cause tutsie, nous ne nous sommes pas rendu vraiment compte de l’ampleur
du génocide.  19 Toutefois, sur TF1, il ne désigne pas clairement les tueurs 20
et il élude l’implication de la France.
Deux jours après, le 20 mai, dans une interview au journal Le Monde
consacrée autant à la campagne pour les élections européennes qu’à sa mission
au Rwanda, Kouchner cache la réalité du génocide des Tutsi. Il ne prononce
plus le mot génocide mais parle de  catastrophe humanitaire . Il insiste
autant sur la situation catastrophique des Hutu – dont de nombreux tueurs
– fuyant devant l’avance du FPR, que sur les Tutsi massacrés. Après avoir
déclaré  c’est un génocide  sur TF1, Bernard Kouchner a probablement
été amené à corriger le tir par la Cellule africaine de l’Élysée qui suit de
près ses interventions, comme nous le verrons. Trois jours avant, Jean-Hervé
Bradol, médecin de MSF, de retour du Rwanda, avait en revanche dénoncé
le génocide en cours, sur TF1 le 16 mai, et mis clairement en cause la France
pour son soutien aux tueurs.
Kouchner, lui, met l’échec de sa mission sur le compte des miliciens,
21
 c’est la rue qui commande, ce sont les miliciens qui commandent 
, ditil, et au compte de la Radio Mille Collines qui les excite, blanchissant du
même coup le Gouvernement intérimaire, l’armée gouvernementale et Bagosora. Manifestement, Kouchner cherche à les exonérer de la responsabilité des
massacres. Il prétend qu’ils n’ont aucun pouvoir sur les miliciens alors qu’il
est connu à cette date que ceux-ci obtiennent armes et munitions de l’armée
rwandaise. 22 De plus, dans le récit de l’échec de sa mission dans Le Monde
18. Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, reconnaı̂t aussi le 18 mai à l’Assemblée
nationale qu’il y a un génocide au Rwanda.
19. Bernard Kouchner :  Un échec terrible des humanitaires , Humanitaire no 10,
Printemps/été 2004, p. 45.
20. Kouchner fait un usage intensif du “on” :  on a tellement tué . Il accuse des
fascistes mais ne dit pas qui il désigne par là.
21. Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7. http://www.francegenocidetutsi.org/
KouchnerBosnieRwandaLeMonde20mai1994.pdf
22. Voir par exemple l’article de Jean Hélène publié dans Le Monde trois jours avant,

5

Fréquence du terme

Fr. Inter
18/5 12h
purification ethnique
3
solution finale
1
génocide
1
catastrophe humanitaire
0
massacres
2
assassinats
3
luttes interethniques
0
droit d’ingérence
1

TF I
18/5 20h
1
0
5
0
2
1
1
0

Le Monde
20/5
0
0
0
1
3
2
0
3

Table 1 – Variations du vocabulaire utilisé par Bernard Kouchner à son
retour du Rwanda en mai 1994
du 20 mai Kouchner déclare :  Alors des miliciens, en tee-shirt et en jeans,
devant les chefs militaires, ont levé la main et posé trente-cinq conditions,
toutes inacceptables. Et pas un militaire n’a parlé.  Il apparaı̂t bien que si
les miliciens sont présents à la réunion, c’est parce qu’ils sont acceptés par le
colonel Bagosora et par Augustin Bizimungu, le chef d’état-major de l’armée
rwandaise, et nous voyons ces deux derniers n’émettre aucune objection devant les exigences de ces chefs de bandes d’assassins.
Observons que Bernard Kouchner a été autorisé à prendre la parole sur
la Radio Mille Collines (RTLM), alors qu’elle s’oppose au but affiché de sa
mission. Qui a pu l’autoriser à parler sur RTLM ? Bagosora ou des membres
du gouvernement probablement. 23 C’est bien là la preuve du lien entre les
extrémistes, qui refusent le transfert des orphelins, et Bagosora, Bizimungu
et le gouvernement intérimaire, qui disent l’accepter.
En dépit de nombreux témoignages, le chef des milices rwandaises réfute les accusations
de génocide, Le Monde, 17 mai 1994.
23. La radio RTLM est très liée au gouvernement et à l’armée gouvernementale. Cf.
Patrick de Saint-Exupéry, “L’inavouable”, p. 128.

6

Une tentative de retourner l’opinion internationale en faveur du gouvernement rwandais
Le voyage de Kouchner au Rwanda a été fait en concertation avec l’Élysée. 24
En effet, Bruno Delaye écrit dans sa note du 16 mai au Président de la
République 25 :
Je viens d’avoir Bernard Kouchner au téléphone. Les négociations pour
l’évacuation des orphelins rwandais viennent d’échouer, elles ont buté sur l’intransigeance des milices hutues d’une part et du FPR d’autre part. Désabusé,
il s’apprête à quitter Kigali dès qu’un avion pourra l’évacuer. 26

Personne, ni Dallaire, ni Kouchner (publiquement du moins), ni les journalistes n’a dit que le FPR a fait échouer l’évacuation des orphelins. Est-ce
une invention de Delaye ou est-ce ce que lui a rapporté Kouchner ? 27
Kouchner est donc en mission pour l’Élysée et celui-ci soutient le Gouvernement intérimaire. Précisément, le 22 mai 1994, le Président rwandais par
interim, Théodore Sindikubwabo – celui-là même qui déclenche le génocide à
Butare le 19 avril –, adresse une lettre à François Mitterrand. 28  Je prends
la liberté, écrit-il, de vous informer que la situation militaire au Rwanda,
spécialement à Kigali est très grave et même inquiétante dans la mesure où
nos forces armées, faute de munitions, ont dû se retirer de l’aéroport international de Kigali , et, au nom du peuple rwandais, il remercie François
24. Kouchner reconnaı̂t lui-même :  J’ai appelé plusieurs fois l’Élysée, Bruno Delaye
et le président Mitterrand que je tenais informés.  Cf. Humanitaire, ibidem, p. 44. Le
film de J.-C. Klotz montre Bernard Kouchner téléphonant à Bruno Delaye.
25. Mitterand est prévenu le jour-même. La rapidité de la communication entre Kigali
et l’Élysée est remarquable et contredit les affirmations du même Delaye sur l’impossibilité
de joindre les responsables rwandais depuis Paris.
26. Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Mission de B. Kouchner, 16 mai 1994. http://www.francegenocidetutsi.
org/Delaye16mai94MissionKouchnerEchec.pdf
27. Dans son interview dans Humanitaire, Kouchner déclare qu’il est accompagné d’un
lieutenant du FPR pour la liaison avec Kagame.
28. Dr Théodore Sindikubwabo, Président de la République à Son Excellence Monsieur
François Mitterrand, Kigali le 22 mai 1994. Lettre transmise par le général Quesnot à
l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Correspondance du docteur
Théodore Sindikubwabo, Président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. Note manuscrite :
 Signalé/HV . Le fac-simile d’une lettre datée de juin 1992 du Président du Conseil
National de développement signée Sindikubwabo permet d’authentifier sa signature. Cette
lettre est publiée par Golias no 106 de janvier 2006. http://www.francegenocidetutsi.
org/SindikubwaboMitterrand22mai1994.pdf

7

Mitterrand pour  le soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui
avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour.  Enfin il lui demande de l’aide pour
sauver son armée de la débâcle militaire :  En son nom [du peuple rwandais], je fais encore une fois appel à Votre généreuse compréhension et à celle
du Peuple Français en vous priant de nous fournir encore une fois Votre appui tant matériel que diplomatique. Sans Votre aide urgente, nos agresseurs
risquent de réaliser leurs plans et qui Vous sont connus.  Cette lettre est la
preuve du soutien de François Mitterrand à ce gouvernement d’assassins au
moins jusqu’au 22 mai 1994.
La mission de Bernard Kouchner semble s’inscrire dans le cadre d’une
opération concertée visant à redresser l’image du gouvernement rwandais
dans les médias. L’existence de celle-ci est attestée par le rapport d’un officier
rwandais, le lieutenant-colonel Rwabalinda, venu à Paris rencontrer du 9 au
13 mai 1994 le général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. 29
Cette rencontre Huchon-Rwabalinda a été récemment confirmée par le juge
Jean-Louis Bruguière dans son ordonnance de soit-communiqué du 17 novembre 2006. Dans ce rapport, adressé au ministre de la Défense et au chef
d’état-major rwandais, Rwabalinda écrit :  le général HUCHON m’a clairement fait comprendre que les militaires français ont les mains et les pieds liés
pour faire une intervention quelconque en notre faveur à cause de l’opinion
des médias que seul le FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du
Rwanda seront tenus responsables des massacres commis au Rwanda. Il est
revenu sur ce point plusieurs fois. Le Gouvernement Français, a-t-il conclu,
n’acceptera pas d’être accusé de soutenir les gens que l’opinion internationale
condamne et qui ne se défendent pas. Le combat des médias constitue une
urgence. Il conditionne d’autres opérations ultérieures. 
Une deuxième preuve que la mission de Bernard Kouchner en mai était
une opération concertée entre les gouvernements français et rwandais est la
colère du colonel Bagosora devant l’échec du transfert des orphelins et des populations dont il rend Dallaire responsable. Ce dernier témoigne :  En fait,
après l’analyse que nous avions faite, mon personnel et moi, nous avions annulé cet événement. Cet événement qui faisait suite à la réunion avec Kouchner et qui prévoyait le transfert des personnes derrière les lignes. Mais dans
un contexte plus stratégique, le colonel Bagosora jugeait impératif que cette
29. Ce rapport est publié dans L’horreur qui nous prend au visage [4, p. 514] et en http:
//cec.rwanda.free.fr/documents/Publications/Version-Html/o_annexes.htm.

8

opération se déroule vite et bien et soit un succès, parce qu’il savait, et il
nous l’a fait savoir, que ce transfert était essentiel pour que la perception des
Français soit différente. Ils n’avaient pas bonne presse et ils étaient présentés
comme étant les méchants, et il fallait donc qu’il démontre sa bonne volonté
et son souci de résoudre ce problème.  30
Dans son livre, le général Dallaire s’interroge sur la signification réelle de
la mission Kouchner :  Le gouvernement par interim, l’AGR, 31 la Gendarmerie et même l’Interhamwe se montraient soudainement très coopératifs
et semblaient ne parler que d’une seule voix, sous l’apparente direction de
Bagosora. Cela devait avoir une signification, ou bien quelque chose avait
changé dans la stratégie des extrémistes.[...] L’apparition soudaine de Kouchner avait-elle eu un effet quelconque ? Cette personnalité se trouvait très près
du gouvernement français, et il pouvait fort bien avoir un plan en préparation,
dont je n’étais pas au courant.  32
Enfin, c’est Kouchner lui-même qui, lors de la réunion du 16 mai, utilise pour convaincre Bagosora, Bizimungu et les miliciens, l’argument que ce
genre d’action  serait une excellente publicité pour le gouvernement intérimaire.  33 Devant cette instrumentalisation de la détresse des victimes faite
par Bernard Kouchner, le général Dallaire ne cache pas sa répulsion :  Je
n’aimais déjà pas l’idée de faire sortir du pays des enfants rwandais, mais
se servir de ce geste pour montrer une meilleure image des extrémistes me
donnait la nausée. [...] La manœuvre à laquelle il venait de se livrer et qui
consistait à aider l’AGR et le gouvernement ne faisait pas partie du jeu qu’il
m’avait dévoilé le jour précédent.  34
Notons bien que ce n’est pas Dallaire qui refuse ce transfert au prétexte
que ce serait une opération médiatique. Ce sont les miliciens présents à la
réunion qui posent des exigences inacceptables tant pour Dallaire que pour
l’autre partie, le FPR. Les miliciens représentent les extrémistes. Bagosora
et Bizimungu en font partie. Mais ils tiennent un double langage. D’une part
ils disent accepter le plan de transfert de Kouchner pour ne pas déplaire
au gouvernement français, d’autre part, ils veulent, en contre-partie de ce
transfert, obtenir des avantages militaires.
30. Déposition du général Dallaire au procès Bagosora, ICTR-98-41-T, 19 janvier 2004.
31. L’AGR désigne pour Dallaire l’armée gouvernementale rwandaise.
32. R. Dallaire [5, p. 467].
33. Ibidem, p. 464. Kouchner utilise aussi d’autres arguments, déploiement imminent de
la MINUAR 2, menace que l’ONU reconnaisse les massacres comme un génocide.
34. R. Dallaire [5, pp. 464-465].

9

Nullement décontenancé par cet échec, Bernard Kouchner attribuera le
succès ultérieur des évacuations négociées et exécutées par la MINUAR à sa
propre action. 35 Il se flattera également d’avoir sauvé plus de la moitié des
ministres du premier gouvernement rwandais d’après le génocide. 36
Le 24 mai 1994 à la session extraordinaire de la Commission des Droits
de l’Homme de l’ONU sur le Rwanda qui se tient à Genève, Le Monde révèle
que la France propose Bernard Kouchner comme rapporteur spécial. 37

L’envoi de militaires français à Kigali pour sauver les orphelins
Bernard Kouchner se rend une deuxième fois à Kigali le 17 juin 1994,
juste avant l’opération Turquoise, accompagné de Jean-Louis Machuron de
Pharmaciens sans frontières et de Gérard Larôme, directeur de la cellule
d’urgence du quai d’Orsay. 38 A cette date, le génocide des Tutsi en zone
gouvernementale est pratiquement consommé. Les orphelins de la mission
du père Blanchard que Kouchner voulait emmener en France en mai ont été
massacrés le 10 juin. 39 Le cinéaste Jean-Christophe Klotz qui accompagnait
Kouchner en mai est blessé deux jours avant, lors d’une attaque des miliciens
contre les réfugiés de cette paroisse, mais il est évacué grâce à sa couleur de
peau. Il ne reste des Tutsi que dans certains sites, la Sainte Famille, l’hôtel des
Mille collines, le stade Amahoro à Kigali, le camp de Nyarushishi à Cyangugu
et quelques uns encore cachés dans des marais, sur les hauteurs de Bisesero et
chez des Hutu courageux. La situation militaire des forces gouvernementales
est critique. L’aéroport de Kigali a été pris le 21 mai et, début juin, le gouvernement intérimaire a été contraint d’abandonner Gitarama pour Gisenyi
dans le nord-ouest à la frontière du Zaı̈re. La chute de Kigali est imminente
et le gouvernement intérimaire appelle Paris à son secours.
35. Humanitaire, ibidem, p. 47.
36. Humanitaire, ibidem, p. 48.
37. Isabelle Vichniac, Réunion à Genève de la commission des droits de l’homme, Le
Monde, 26 mai 1994, p. 6.
38. Renaud Girard, Kigali : la stratégie du harcèlement, Le Figaro, 20 juin 1994, p. 32.
39. Jean Chatain, Rwanda : massacre à l’orphelinat, L’Humanité, 13 juin 1994 http://
www.francegenocidetutsi.org/ChatainMassacreOrphelinat13juin1994.pdf ; Alain
Frilet, Massacre de réfugiés tutsis près d’une église de Kigali, Libération, 13 juin 1994,
p. 18 ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [1, p. 1133].

10

Bernard Kouchner, accompagné de, semble-t-il, Gérard Larôme, rencontre
le général Dallaire à Kigali le 17 juin en se présentant comme  interlocuteur
pour son gouvernement sur le terrain.  40 Il l’informe de la décision du
gouvernement français d’intervenir militairement au Rwanda en vertu d’un
mandat prévu au chapitre VII de la charte des Nations Unies et lui demande
de solliciter une intervention de troupes françaises à Kigali.  D’après une
personne présente lors de l’entretien, les deux visiteurs français avaient avec
eux une carte, sur laquelle était tracée une ligne délimitant la zone qui devait
se retrouver sous le contrôle français. Comme sur la carte présentée par les
représentants français aux Nations Unies, elle englobait une grande partie
de l’ouest du Rwanda et des portions de la ville de Kigali. Kouchner aurait
pressé Dallaire de solliciter l’intervention de troupes françaises pour sauver
des orphelins et des missionnaires bloqués derrière les “lignes Interahamwe”,
dans la capitale. Une telle prière de la part de Dallaire aurait pu persuader
ceux qui demeuraient encore sceptiques, aux Nations Unies comme à Paris,
d’approuver l’envoi de troupes françaises à Kigali.  41
Dallaire refusa net et dit que le gouvernement français ferait mieux de
donner le matériel et les moyens de transport nécessaires aux troupes qui attendaient de rejoindre la MINUAR 2.  Les Français, écrit Dallaire, étaient
certainement au courant que leurs alliés étaient responsables des massacres.
D’après moi, ils se servaient du prétexte humanitaire pour intervenir au
Rwanda, permettant à l’AGR de maintenir une bande de territoire du pays et
un peu de légitimité face à une défaite certaine.  42 La présence de troupes
françaises à Kigali, aurait empêché le FPR de prendre complètement le
contrôle de la ville et du même coup aurait permis aux autorités du gouvernement intérimaire de reprendre pied dans la capitale.
Cette deuxième mission de Bernard Kouchner s’inscrit dans le cadre de
la décision d’intervention militaire au Rwanda prise par François Mitterrand
en Conseil restreint le 15 juin. 43 Lors de ce Conseil, après avoir déploré
les massacres qui se poursuivent tant côté Hutu que Tutsi, le ministre de
la Coopération, Michel Roussin, déclare :  J’ai eu le général Dallaire au
téléphone. Il est très préoccupé car il n’a plus les moyens de protéger les
40. R. Dallaire [5, p. 526].
41. Aucun témoin ne doit survivre [6, p. 780].
42. R. Dallaire, ibidem, pp. 526, 530-531. L’AGR désigne l’armée gouvernementale rwandaise.
43. Le compte-rendu de ce conseil restreint du 15 juin est divulgué par Pierre Péan [7,
p. 520]. http://www.francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint15juin1994.pdf

11

orphelinats, la MINUAR étant sous le feu des combattants.  Cela fait plus
de deux mois que la MINUAR est sous le feu des combattants ! Alain Juppé,
ministre des Affaires étrangères, évoque une initiative française en deux volets
dont l’un est  une opération pacifique avec les O. N. G. pour évacuer 200
à 300 enfants dans les 48 heures.  François Mitterrand justifie ainsi une
intervention militaire française sur Kigali :  Nous pourrions limiter nos
objectifs. J’ai reçu des organisations humanitaires et hier soir, Médecins sans
Frontières. J’en tire la conclusion que notre effort pourrait être limité à la
protection de certains sites, des hôpitaux ou des écoles, sans entrer dans une
opération militaire d’ensemble qui serait difficile car il n’existe pas de front
continu. A Kigali même il y aurait deux ou trois sites et il faudrait examiner
cas par cas d’autres villes. 
La présence de quelques rares survivants tutsi va donc servir de prétexte
à la France pour voler au secours de leurs assassins. Mais le refus de Dallaire
empêche les militaires français de débarquer à Kigali.
Bernard Kouchner rencontre ensuite Paul Kagame qui s’oppose à une
intervention militaire de la France. Dès le 17, Kouchner rend compte de sa
mission depuis Kigali à Hubert Védrine par téléphone. 44 Dallaire se serait
opposé à son initiative en disant que :  Pour sauver quelques vies, on va
en mettre de très nombreuses en péril.  Kouchner suggère de déclarer que
la France a changé de politique :  Il serait bon de faire une déclaration regrettant le passé et en précisant que nous n’entendons mener au Rwanda que
des opérations humanitaires.  Il dit être pour sa part  en faveur d’une intervention  mais conseille de  bien en mesurer les conséquences.  Lors de
cette conversation téléphonique avec Hubert Védrine, Bernard Kouchner demande de pouvoir s’entretenir au téléphone avec François Mitterrand depuis
Kigali. Rendez-vous est pris.
Le 21 juin, Bernard Kouchner rentre à Paris et rencontre aussitôt Hubert
Védrine et Bruno Delaye. Il souhaite attirer l’attention de François Mitterrand sur les points suivants afin  d’éviter les risques de dérapage de notre
opération humanitaire  :
1. Préciser que l’opération sera localisée, temporaire, incitative. Que les
troupes françaises seront remplacées avant deux mois par les troupes de
l’ONU.
44. Le Secrétaire général de la Présidence de la République, Note pour le président
de la République. Objet : Rwanda - Appel de Bernard Kouchner, 17 juin 1994. http:
//www.francegenocidetutsi.org/Vedrine17juin1994.pdf

12

2. Qu’il s’agit de protéger des civils tutis [sic] contre les milices et en
aucun cas d’affronter le FPR ou stabiliser le Front.
3. Qu’un encadrement politique de haut niveau soit donné sur le terrain
à nos forces militaires. Cet encadrement devra avoir la confiance du FPR et
le contact permanent avec celui-ci.
4. Il faut éviter la présence des troupes françaises à Kigali où pourtant les
massacres continuent. Troupes (africaines) et matériel doivent être fournis à
la MINVAR [sic] pour que la tension diminue dans la capitale.
5. Multiplier les contacts à haut niveau avec le FPR qui doit être considéré
comme un interlocuteur essentiel.
6. Toute cette mission doit être présentée comme une étape nouvelle de
notre politique : “le passé est le passé”. 45

La note informe également que Bernard Kouchner désire s’entretenir avec
le Président dans l’après-midi. Il souhaite, ajoute Delaye,  avoir vos conseils
quant à ses déclarations publiques.  Il est ainsi établi que Bernard Kouchner
est un humanitaire aux ordres. Dans ses conseils, il se comporte comme un
diplomate envoyé en éclaireur par le Président de la République. 46 On pourra
les juger comme émanant d’un homme modéré. Pourtant Kouchner est très
éloigné des paroles fortes qu’il a tenues au retour de son voyage le 18 mai.
L’urgence de saisir l’ONU du génocide en cours ne semble pas être impérative
pour lui, de même les promesses de la France d’équiper des troupes pour la
MINUAR. L’obligation faite par la Convention de l’ONU contre le génocide
d’arrêter les présumés coupables semble lui être inconnue. Antoine Bernard,
de la FIDH, rappelle au contraire cette obligation. 47
A contrario, Jean-Louis Machuron, président de Pharmaciens sans frontières,
qui accompagnait Bernard Kouchner lors de ce deuxième voyage, se déclare
opposé à l’intervention militaire française :  Elle est trop impliquée dans
ce conflit. Cela ne peut qu’envenimer les choses. Il fallait intervenir avant,
45. Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République.
Objet : Rwanda - B. Kouchner, 21 juin 1994. Hubert Védrine ajoute en note qu’il a
assisté à l’entrevue avec Kouchner et que celui-ci souhaite que  notre opération n’ait
d’autres buts que d’obliger d’autres pays à venir.  http://www.francegenocidetutsi.
org/DelayeRetourKouchner21juin1994.pdf
46. L’envoi de Bernard Kouchner à Kigali fait tiquer Alain Juppé qui semble déplorer
 la présence, à Kigali de personnalités sans mission officielle systématiquement accompagnées de photographes et de journalistes . Cf. Marie-Pierre Subtil, Agir mais
comment ?, Le Monde, 17 juin 1994, pp. 1, 4. http://www.francegenocidetutsi.org/
JuppeInitiativeInterventionLeMonde17juin1994.pdf
47. Afsané Bassir Pour, Le projet français se heurte à de nombreux obstacles, Le Monde,
23 juin 1994.

13

quand les troupes françaises étaient sur le terrain et voyaient que les milices
qu’elles avaient contribué à armer commençaient à tuer.  48
Le refus de Dallaire et l’avance militaire du FPR obligeront la France à
limiter son intervention à la protection d’une zone au sud-ouest du Rwanda où
bon nombre d’assassins trouveront refuge. 49 Regrettant son aspect  tardif ,
Bernard Kouchner, souligne la  nécessité  de cette intervention. 50
Bien que mandatée par les Nations Unies avec le droit de faire usage de
la force, la France ne fera pas d’enquête sur les massacres et ne remettra
aucun assassin présumé à la justice quand bien même le génocide des Tutsi
est reconnu le 27 juin 1994 par René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la
commission des Droits de l’homme de l’ONU. La France considère ainsi que
la Convention contre le génocide, un texte fondamental des Nations Unies
dont elle est signataire, est un vulgaire chiffon de papier.
Bernard Kouchner retourne au Rwanda une troisième fois, à la tête d’une
délégation du Parlement européen, 51 et propose à Dallaire de fournir des
enquêteurs sur les massacres. Celui-ci se demande pourquoi les Européens
voulaient entreprendre un tel travail alors que l’enquête de l’ONU était en
cours et il refuse. 52
Dans une interview en 2004, 53 Bernard Kouchner réécrit l’histoire à son
profit.  Pour ma première mission, au début des massacres, j’avais été sollicité par le représentant du FPR en Europe, Jacques Biozagara [Bihozagara], actuel ambassadeur du Rwanda en France au nom du général Paul
Kagamé.  Les massacres commencent dans la nuit du 6 au 7 avril, Kouch48. Les alarmes de Pharmaciens sans frontières, Le Monde, 22 juin 1994. http://www.
francegenocidetutsi.org/AlarmesPharmaciensSansFrontieres22juin1994.pdf
49. Lors d’un incident, celui de Butare du 1er juillet ou un autre, une dizaine de militaires
des COS sont faits prisonniers par le FPR. Le ministère de la Défense à Paris dépêche
deux négociateurs, Gérard Prunier et Jean-Christophe Rufin, ancien médecin de MSF,
pour obtenir leur libération. Celle-ci se fera contre l’abandon des ambitions de la France
à défendre la zone encore contrôlée par le GIR, dont Kigali.
50. Les réactions françaises, Le Monde, 24 juin 1994, p. 6. http://www.
francegenocidetutsi.org/ReactionsInterventionMilitaireLeMonde24juin1994.
pdf
51. Le parlement européen souhaite des garanties pour les réfugiés, AFP, 28 juillet 1994.
http://www.francegenocidetutsi.org/ParlementEuropeenGarantiesRefugiesAFP28juillet1994.
pdf
52. R. Dallaire [5, p. 610]. Kouchner serait venu fin juillet ou en août. Dallaire lui est
gré de reconnaı̂tre les nouvelles autorités rwandaises contrairement à Édouard Balladur.
53. Bernard Kouchner :  Un échec terrible des humanitaires , Humanitaire, no 10,
Printemps/été 2004, p. 43.

14

ner n’arrive que le 12 mai, plus d’un mois après le début des massacres qui
se déroulent pour l’essentiel en avril. Il est exact que Kouchner contacte le
FPR mais ce n’est pas le FPR qui est à l’origine de son voyage en mai au
Rwanda, c’est la cellule africaine de l’Élysée.
La chronologie des événements faite par Kouchner est fausse :  au moment où le génocide a commencé, les troupes internationales ont été partiellement retirées. Ce premier scandale a été suivi par une seconde décision
catastrophique : les parachutistes français et belges sont intervenus pour sauver les blancs avec leurs plus précieux effets et se sont retirés, laissant les
Hutus massacrer la minorité tutsie.  54 La Belgique a annoncé à l’ONU sa
décision de retirer son bataillon de la MINUAR, le 14 avril. Il est effectif le
20 avril. Le Conseil de sécurité décide de réduire la force de l’ONU à 270
hommes le 21 avril. En revanche les parachutistes français ont débarqué le
9 avril et étaient tous repartis le 14 – officiellement du moins –, les autres
soldats belges arrivent le 10 avril et repartent le 15 avril. C’est le refus de
la France de coopérer avec la force de l’ONU pour secourir les victimes et
arrêter les exécutants de ce qui apparaı̂t dès le 8 avril comme un génocide
des Tutsi, qui est à l’origine de l’impuissance de l’ONU devant les massacres. C’est le matériel militaire fourni par la France, les auto-mitrailleuses
AML Panhard, entre autres, c’est l’inaction, ordonnée par Paris, des soldats
français devant les massacres commis par les alliés de la France, qui permet
à ceux-ci de paralyser la force de l’ONU et de ridiculiser tout ce qui a été
conçu par l’Organisation des Nations Unies depuis le procès de Nuremberg
pour empêcher un nouveau génocide. Des réalités difficiles à admettre pour
l’infatigable promoteur du droit d’ingérence humanitaire.
Dans cette interview de 2004, comme d’ailleurs dans le film de Klotz,
Bernard Kouchner persiste à regretter que les paras français ne soient pas
allés à Kigali fin juin :
Comme je m’indignais que la communauté internationale ne réagisse pas,
le ministre des affaires étrangères [Alain Juppé] m’a confié son souhait d’intervention de la France. J’ai proposé qu’une telle intervention – qui ne s’appelait pas encore Turquoise – devait avoir lieu à Kigali. J’insistais sur la
capitale et les Tutsis encore cachés que l’on pouvait sauver. J’ai proposé de
tenter de convaincre, avec Gérard Larôme, Paul Kagamé qui se méfiait tant
de notre pays. Hélas, Turquoise se déploiera sur la route de l’exil des assassins. Pourquoi ? Je n’ai jamais obtenu de réponse claire.  Trop de danger à
Kigali , m’a-t-on affirmé. 55
54. Ibidem, p. 44.
55. Humanitaire, ibidem, pp. 46-47.

15

Alors qu’il sait que Dallaire et le FPR étaient opposés à toute présence
militaire française à Kigali, puisque lui-même l’a fait savoir le 21 juin 1994,
Kouchner maintient son argumentation en 2004. Pourquoi, en tant qu’humanitaire, juge-t-il que la vie d’un Tutsi de la capitale a plus de valeur que
celle d’un autre Tutsi caché ailleurs dans le pays ? Il paraı̂t clair que l’important pour lui est que des militaires français aillent dans la capitale. Bernard
Kouchner se révèle ainsi comme un des inspirateurs de l’opération Turquoise
dans sa version la plus offensive, intervenir militairement à Kigali et par
conséquent y faire barrage au FPR, donc y maintenir le gouvernement hutu,
son armée et ses bandes de tueurs. Comme il se présente en tant qu’humanitaire, Bernard Kouchner a été un des principaux mystificateurs.

En conclusion
La France a utilisé à plusieurs reprises le prétexte humanitaire pour
déguiser des opérations politico-militaires de soutien à l’État rwandais reconnu en 1998 par la Mission d’information parlementaire comme l’ordonnateur du génocide. 56
L’opération de  corridor humanitaire , initiée par Bernard Kouchner
lors de son voyage du 12 au 16 mai, a suscité la suspicion du général Dallaire.
C’était une opération téléguidée par l’Élysée visant, en rapatriant des blessés
et des orphelins en France, à améliorer l’image du gouvernement rwandais
dans l’opinion.
L’entrevue de Bernard Kouchner avec le général Dallaire le 17 juin pour
lui demander de solliciter l’intervention des troupes françaises à Kigali afin de
sauver des orphelins menacés de mort, est dans la droite ligne de la volonté
de François Mitterrand en Conseil restreint le 15 juin, d’envoyer des troupes
pour protéger des sites à Kigali. Ces orphelins auraient donc servi de prétexte
au débarquement des paras français dans la capitale qui aurait permis d’y
maintenir les génocidaires.
Ainsi il apparaı̂t que l’objectif louable de sauver des vies peut servir de
prétexte à apporter de l’aide à des assassins. Bernard Kouchner avait très bien
compris que le génocide des Tutsi était en cours au Rwanda puisqu’il l’affirme
à la télévision le 18 mai et qu’il en connaı̂t les auteurs. Il est regrettable qu’il
n’en ait pas tiré les conclusions et qu’il ait sciemment instrumentalisé des
victimes pour faciliter une opération militaire de sauvetage des auteurs du
56. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [8, Rapport, p. 353].

16

génocide. Bienheureusement d’autres médecins français, hélas moins connus,
ont su soigner les blessés tout en désignant les assassins et leurs complices.

Références
[1] African Rights : Rwanda : Death, Despair and Defiance. African
Rights, P.O. Box 18368, London EC4A 4JE, 1995. 1re édition, septembre
1994.
[2] African Rights : Résistance au Génocide - Bisesero - Avril-Juin 1994.
African Rights, avril 1998. Édition française.
[3] Jean-Pierre Chrétien, Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et
Joseph Ngarambe : Rwanda : Les médias du génocide. Karthala, 1995.
[4] Laure Coret et François-Xavier Verschave : L’horreur qui nous prend
au visage - L’État français et le génocide. Karthala, janvier 2005. Rapport
de la Commission d’enquête citoyenne, 22-26 mars 2004.
[5] Roméo Dallaire : J’ai serré la main du diable - La faillite de l’humanité
au Rwanda. Libre expression, 2003.
[6] Alison Des Forges : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au
Rwanda. Karthala, Human Rights Watch, Fédération internationale des
Droits de l’homme, avril 1999. Traduction de Leave None to Tell the
Story.
[7] Pierre Péan : Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994.
Enquête. Mille et une nuits, novembre 2005.
[8] Paul Quilès : Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994. Assemblée nationale, rapport no 1271, http://www.assemblee-nationale.
fr/dossiers/rwanda.asp, 15 décembre 1998. Mission d’information de
la commission de la Défense nationale et des Forces armées et de la commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par
la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

17

Date
7 avril
9 avril
10 avril
11 avril
14
15
20
21

avril
avril
avril
avril

10 mai
11 mai
12 mai
12 mai
14 mai
15 mai
15 mai
16 mai
16 mai
16 mai
18 mai
20 mai

Événement
Début du génocide.
Arrivée des militaires français.
Arrivée des militaires belges.
L’armée française refuse d’évacuer les orphelins de Marc Vaiter.
Retrait des paras français.
Retrait des paras belges.
Retrait du bataillon belge de la MINUAR.
Réduction de l’effectif de la MINUAR à 270
hommes.
Rencontre à Johannesbourg avec Boutros
Ghali.
Rencontre avec P. Kagame dans le nord du
Rwanda.
José Ayala Lasso rencontre Bagosora et Bizimungu.
Arrivée à Kigali, visite à la MINUAR et à
l’orphelinat de Marc Vetter.
Intervention sur Radio Mille Collines.

Source

J.M. Milleliri, “Un souvenir
du Rwanda”.

R. Girard,
16/5/1994.
R. Girard,
16/5/1994.

Le

Figaro,

Le

Figaro,

R. Girard, Le Figaro,
16/5/1994.
R. Girard, Le Figaro,
16/5/1994.
Rencontre du GIR à Gitarama.
R. Girard, Le Figaro,
16/5/1994
Au retour de Gitarama, le convoi est pris sous A.
Frilet,
Libération,
le feu du FPR.
17/5/1994.
Réunion à l’Hôtel des Diplomates, échec.
R. Girard, Le Figaro,
17/5/1994.
Kouchner téléphone à B. Delaye.
Note Delaye, 16/5/1994.
J.-H. Bradol sur TF1 dénonce le génocide et
le soutien de la France aux tueurs.
Interview sur France Inter à 13h sur TF1 à
20h.
Interview par J.-P. Langelier et A. Logeart. Le Monde, 20/5/1994.

Table 2 – Actions de Bernard Kouchner au Rwanda et événements corrélés.
Partie 1 : Du 6 avril au 20 mai 1994
18

Date
21 mai
22 mai
24 mai

5 juin
8 juin
10 juin
17 juin
17 juin
21 juin
27 juin
4 juillet
28 juillet
6 août

Événement
Prise de l’aéroport de Kigali par le FPR.
T. Sindikubwabo demande de l’aide à F. Mitterrand.
Session extraordinaire de la Commission des
droits de l’homme des Nations Unies sur le
Rwanda.
Accueil de 31 orphelins par Michaux-Chevry,
Douste-Blazy et Kouchner.
Jean-Christophe Klotz est blessé lors d’une
attaque de la mission du père Blanchard.
Massacre des orphelins de la mission du père
Blanchard par des miliciens.
Demande à Dallaire d’appeler l’armée
française à Kigali - Refus.
Téléphone à H. Védrine.
Retour à Paris, rencontre B. Delaye et H.
Védrine.
René Degni-Ségui conclut au génocide des
Tutsi.
Accompagne Mitterrand en Afrique du Sud.
Voyage au Rwanda avec une délégation du
Parlement européen.
“Diplomatie préventive et action humanitaire”

Source
Note Quesnot, 24/5/1994.

Le
Canard
enchaı̂né,
15/6/1994.
Libération, 9/6/1994.
L’Humanité, 13/6/1994.
R. Girard, Le Figaro,
20/6/1994.
Note Védrine, 17/6/1994.
Note Delaye, 21/6/1994.

Humanitaire, 2004.
AFP, 28/7/1994.
Le Monde, 6/8/1994.

Table 3 – Actions de Bernard Kouchner au Rwanda et événements corrélés.
Partie 2 : Du 21 mai au mois d’août 1994

19
Haut

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