Citation
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La libéralisation des économies rentières et administrées a certes modifié la nature et l’intensité
du risque pour le petit agriculteur, mais elle ouvre
des perspectives économiques à certaines catégories de producteurs agricoles familiaux. Enfin,
J. Forero-Alvarez montre comment l’économie
autarcique paysanne, autonome à l’origine, a
été transformée par son insertion dans le marché
du travail et le développement de l’urbanisation
en Amérique latine, tandis que J.-P. Minvielle, à
partir d’un exemple sénégalais, analyse le passage de systèmes d’échanges locaux, enchâssés
dans le social, à un système d’échange encastré
dans le marché.
Le texte suivant se place résolument du côté des
petits agriculteurs africains. L’approche développée par D. Gentil et M.-R. Mercoiret dépasse
nécessairement la seule énumération des multiples
besoins en appui des exploitations familiales. Les
auteurs se livrent, en réalité, à un plaidoyer pour
un maintien de l’État et une meilleure articulation des acteurs à la base (organisations paysannes, privés, État). M. Haubert reprend la question de la participation négociée des associations
paysannes au développement et au marché pour
proposer une analyse plus politique des « mouvements paysans », tout en soulignant qu’ils restent encore peu représentatifs de la diversité des
sociétés paysannes, surtout en Afrique. Qui plus
est, il montre bien comment l’instauration d’un
marché global conduit à un renversement d’alliance entre les petits agriculteurs et l’État. Les
revendications catégorielles paysannes ne pourront émerger comme une demande sociale sans
une convergence avec d’autres mouvements de la
société civile. La conclusion (du même auteur)
cherche à nous transmettre un « message » :
certes, la contribution des agricultures familiales
au développement est limitée par le champ de
contraintes dans lequel elles évoluent, mais elles
font quotidiennement preuve d’une étonnante
capacité d’adaptation et d’innovation. Seule faiblesse de cet excellent ouvrage, l’utilisation, çà et
là, d’une terminologie « exotiquement » surannée.
Pierre Janin
KANE (Ousmane)
TRIAUD (Jean-Louis) (dir.)
Islam et islamismes au sud du Sahara
Paris, Iremam-Karthala-MSH, 1998,
330 pages.
Sous un titre évocateur, ce livre rassemble
une douzaine d’articles publiés par la très utile
revue Islam et sociétés au sud du Sahara depuis
1987, année de sa fondation. Initiative bienvenue
qu’apprécieront à sa juste valeur celles et ceux qui
n’ont pas accès à une publication à laquelle on
ne peut reprocher que le caractère confidentiel de
sa diffusion. D’où l’attrait que l’on trouvera à lire
ou relire les textes ici réunis selon une logique privilégiant le contemporain et les travaux d’analyse
politique. Rien d’aléatoire donc dans cette compilation qui combine heureusement études générales et monographies, recherches de pointe et
approches vulgarisatrices.
L’ensemble est précédé d’une mise en perspective, que l’on doit aux deux co-directeurs, des
principales interrogations que soulève le fait islamique au sud du Sahara, et dont on retiendra, en
conclusion, qu’il n’y a pas, au sud du Sahara,
« d’expansion islamique nouvelle et subite », mais
plutôt « un immense effort de rattrapage culturel
de la part des élites musulmanes » et une aspiration au partage du pouvoir qui l’emporte « de
très loin sur les velléités révolutionnaires des minorités les plus radicales » (p. 20).
René Otayek
◆
LINDEN (Ian)
Christianisme et pouvoirs au Rwanda
(1900-1990)
Paris, Karthala, 1999, 438 pages.
Ce livre, déjà publié en 1977 sous le titre
Church and Revolution in Rwanda, reste un
ouvrage de référence sur le catholicisme eu
Rwanda. Il a été traduit avec le concours de la
Politique africaine
213 La revue des livres
Société des missionnaires d’Afrique à l’occasion
du premier centenaire de l’évangélisation de ce
pays. Manière aussi d’offrir en français un bilan
nuancé de l’action de l’Église au moment où celleci est particulièrement discutée, après le génocide
de 1994. Mais son objet n’est ni apologétique,
ni dénonciateur. Il vise à comprendre la place de
l’Église catholique dans l’histoire politique de ce
pays depuis la fondation de la première mission,
à Save, en février 1900.
Les enjeux de pouvoir sont présents dès les premiers temps de cette histoire, avant 1914 : le
Rwanda, en Afrique orientale allemande, représente une compensation pour des missionnaires
refoulés du Buganda à l’issue d’une guerre de religion arbitrée par les Anglais au profit des protestants. La recherche d’une prééminence va suivre
en permanence trois voies : celle du « royaume
chrétien » (vieil idéal jésuite repris par le cardinal
de Lavigerie), celle d’une alliance avec les colonisateurs et celle de la conversion d’un Clovis local.
La première voie inspire les missions initiales
gérées comme de véritables chefferies autonomes,
sous la protection armée de ceux que l’auteur
appelle des « catéchistes-askaris », des exilés
baganda qui « enseignent » sans avoir abandonné les fusils de la guerre civile. Les premiers
convertis sont des marginaux, beaucoup d’enfants victimes de la famine. Les choses changent
vite avec la fondation de la mission de Kabgayi,
à proximité à la fois de la cour royale de Nyanza
et de la Résidence de Kigali, sous l’impulsion du
père Léon Classe, un Lorrain qui, jusqu’à sa mort
en 1945, va donner à cette évangélisation une
orientation de type néo-médiéval.
Le changement d’administration coloniale, à partir de 1916, au profit de la catholique Belgique
et le remplacement en 1931 du roi Musinga, rétif
à la domination étrangère, par son fils Mutara,
baptisé en 1943, donnent à l’Église missionnaire
l’impression de réaliser le royaume chrétien de ses
rêves : son autorité morale, son rôle dans l’éducation et la santé, son influence auprès des chefs
jusque dans les détails de leur gestion, ont comme
vidé de sa substance l’ancien pouvoir monarchi-
que tutsi. Ensuite, le nouveau régime du Parti du
mouvement de l’émancipation hutu (Parmehutu),
né de la « révolution sociale » de 1959-1961,
ne change guère cette configuration. Certes le
Suisse André Perraudin, devenu évêque en 1956,
va remplacer l’idéal aristocratique de Léon Classe,
convaincu d’une supériorité naturelle tutsi, par
un idéal démocrate-chrétien plaçant l’avenir du
pays entre les mains du « menu peuple » hutu.
Mais la mission de Kabgayi reste la capitale
morale du Rwanda, avec un président de la République, Grégoire Kayibanda, issu de son séminaire, et le poids de la composante missionnaire
dans l’Église du Rwanda reste déterminant.
On peut regretter que les positions de l’évêque Bigirumwami, très différentes de celles de
Mgr Perraudin, n’aient pas été analysées, mais
caricaturées sur la base de « sources non attribuables » (p. 356), selon la méthode des témoignages anonymes qui ne s’est que trop répétée
par la suite. Le dernier chapitre, rajouté au texte
de l’édition anglaise, nous mène de 1962 à 1990,
mais n’offre qu’une compilation écclésiologique
et événementielle peu éclairante sur la situation
précédant la crise majeure de 1994.
L’ouvrage suit pas à pas l’évolution des rapports
de l’Église avec les catégories tutsi et hutu. On voit
se succéder un épisode initial qualifié de prohutu, une période durable d’alliance avec l’aristocratie tutsi et la phase récente de connivence
avec les militants du mouvement hutu. Cette vision
apparaît cependant aujourd’hui insuffisante, à
moins de supposer immuables les enjeux de cet
échiquier politico-ethnique durant un siècle autant
chargé de changements et d’imaginer que la présence européenne n’ait été qu’une cohabitation
sans influence sur la société et la culture rwandaises. La dialectique des logiques endogènes et
de l’emprise étrangère n’est qu’ébauchée. Or,
les missionnaires ont été les clercs qui écrivaient,
enseignaient et informaient. On attendrait plus sur
la confusion durable entre la minorité de chefs
et l’ensemble des Tutsi, sur l’idéologisation des
traditions historiques rwandaises en termes de
« Bantous » et de « Hamites », bien plus grave
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qu’une « aimable spéculation » (p. 223), sur la
recomposition sociale induite par la vision ethniste
de la société, enfin sur l’adhésion renouvelée à une
lecture fondamentalement raciale des problèmes
sociaux à partir des années 50 (un discours qualifié de « modéré » et d’inspiration antitotalitaire,
pp. 339 et suiv.). L’auteur n’a-t-il pas été tenté à
l’époque par des rapprochements, peu convaincants, avec la Rhodésie ?
Jean-Pierre Chrétien
◆
MARIE (Alain) (dir.)
L’Afrique des individus. Itinéraires
citadins dans l’Afrique contemporaine
(Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey)
Paris, Karthala, 1997, 438 pages.
L’une des questions centrales, mais rarement
abordée de front, que posent les incertaines démocratisations africaines a trait à l’émergence, problématique, de l’individu au sud du Sahara. Il
s’agit pourtant d’un débat de fond, pour peu que
l’on admette que l’affirmation de l’individu émancipé de ses liens « primordiaux » est, de concert
avec la dissociation du politique et du religieux,
à l’origine de la modernité occidentale. Depuis
Louis Dumont, on sait d’ailleurs que ce qui discrimine la société moderne par rapport à la
traditionnelle est précisément la prévalence de
l’individu sur le groupe et celle du principe d’égalité sur celui de hiérarchie.
Si l’on suit ce raisonnement, l’individualisation
serait illusoire en Afrique, du fait notamment de
la pression que le groupe exerce en permanence
sur ses membres, et du caractère extrêmement
contraignant des systèmes d’obligations qui organisent la subordination des seconds au premier :
c’est le fameux « paradigme » holiste rituellement
invoqué pour expliquer l’incompatibilité de la
démocratie, idée et mode de gouvernement, avec
les sociétés africaines et, accessoirement, y justifier la fatalité autoritaire. Naturellement, on ne saurait ignorer les « affinités électives » que semblent
entretenir avec l’autoritarisme certains contextes
culturels caractérisés par l’intériorisation absolue des normes collectives et des statuts ainsi que
par l’extrême conformisme social. On pense en
particulier à certaines sociétés segmentaires
d’Afrique à propos desquelles les anthropologues ont inventé les notions de « totalitarisme
lignager » (M. Augé) ou « élémentaire » (R. Duval).
Reposant sur un contrôle social rigoureux, garant
de la cohésion du groupe, ces types de sociétés
répriment effectivement toute velléité individualisante, celle-ci représentant selon elles une menace
pour l’harmonie sociale. Et s’il y a malgré tout
transgression, la sorcellerie est là pour punir les
déviants et restaurer l’ordre social.
Ce constat général fait, ne convient-il pas d’aller
au-delà en s’interrogeant sur l’existence possible
de trajectoires d’individualisation susceptibles
d’être repérées derrière le consensus communautaire apparent ? Telle est, en tout cas, la démarche
que s’assignent les auteurs de L’Afrique des individus, démarche d’autant plus salutaire et bienvenue que paraît revenir en force un certain discours culturaliste qui substantialise les cultures
africaines en les figeant dans leur immuabilité et
leur irréductible altérité.
L’hypothèse générale qui parcourt cet ouvrage
pionnier est que la crise socio-économique qui
frappe les sociétés subsahariennes donne lieu à
un double processus de déstabilisation des systèmes communautaires de solidarité et de fragilisation des circuits clientélaires de redistribution ;
dans ce contexte où la prise en charge communautaire s’essouffle alors qu’elle est plus que
jamais nécessaire, on assisterait ainsi à la cristallisation de processus multiformes d’individualisation dans un lieu – à savoir la ville –
« où les processus d’individualisation sont les
plus visibles, les plus lisibles et les plus accusés »
(p. 13).
Ces processus, les co-auteurs les analysent à travers six études de cas délimitant trois « sites » où
se jouerait, selon eux, la confrontation entre le sujet
individuel et le sujet communautaire : le monde
de l’entreprise, où s’affrontent la logique de la soli-