Citation
Audition de M. Hubert VÉDRINE
Secrétaire général de la présidence de la République (1991-1995),
Ministre des Affaires étrangères
(séance du 5 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Hubert Védrine, Secrétaire
général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et Ministre des
Affaires étrangères.
Considérant que les travaux menés par la mission d’information
étaient très importants, non seulement pour le Rwanda mais aussi pour la
politique africaine de la France et le contrôle parlementaire de la politique
étrangère, M. Hubert Védrine a exposé qu’il souhaitait, dans son
intervention, éclairer la période et la chronologie des événements au Rwanda
et expliquer ce qu’avaient été, dans ce contexte, les objectifs et les
motivations de la politique française au cours de l’évolution de ceux-ci.
Il a d’abord décrit les postes successifs au titre desquels il avait pu
connaître de la politique française au Rwanda. Dans une première période, de
1981 à 1986, où il était conseiller diplomatique à la présidence de la
République, il y avait une séparation nette entre les compétences de la cellule
diplomatique et celles de la cellule africaine dirigée par M. Guy Penne, qui ne
se recoupaient pas. De 1988 à 1991, porte-parole de la présidence de la
République, il avait eu assez rarement à traiter de l’Afrique, mais ce poste lui
permettait d’avoir une idée assez précise des objectifs de la France, du fait
qu’il comportait le suivi des sommets internationaux, et qu’il l’amenait à
avoir des échanges réguliers avec le Président de la République. A partir de
1991, Secrétaire général de la présidence de la République, il avait été en
possession d’informations plus nombreuses, surtout lorsque celles-ci
circulaient, par écrit, comme dans les notes de la cellule africaine ou de
l’état-major particulier du Président de la République, qui transitaient en
principe toutes par le Secrétaire général. Enfin, pendant la cohabitation, à
partir d’avril 1993, les grands sujets diplomatico-militaires étaient traités par
le conseil restreint qui se réunissait après le Conseil des Ministres. Ce conseil
restreint était préparé le mardi après-midi chez le Premier Ministre. Son
ordre du jour donnant lieu à concertation entre le Directeur du cabinet du
Premier Ministre et le Secrétaire général de la présidence de la République, il
s’est trouvé, en cette qualité, impliqué dans ces affaires plus directement qu’il
n’était d’usage. Le Rwanda figurait souvent parmi les sujets à traiter et les
événements qui ont conduit à décider l’opération Turquoise ont été traités
dans ce cadre.
En conclusion de ce propos liminaire, M. Hubert Védrine a précisé
qu’il devrait dans ses propos distinguer ce qu’il savait à l’époque de ce qu’il
avait pu reconstituer depuis, notamment pour la rédaction du livre qu’il avait
consacré à la politique étrangère de François Mitterrand.
M. Hubert Védrine a alors exposé qu’il avait toujours vu le
Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines
et se comporter en continuateur d’une politique ancienne, menée depuis les
indépendances, et consistant à maintenir nos liens avec les pays africains dont
le destin avait été proche de la France. Il était convaincu que la France avait
deux obligations vis-à-vis de l’Afrique, d’abord une obligation d’aide au
développement -et la France se faisait toujours l’avocate des pays d’Afrique
au sein de la CEE ou du G7-, ensuite une obligation en matière de sécurité.
Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un
engagement global de sécurité à l’égard de ces pays, qu’il y ait accord de
défense ou qu’il n’y en eu plus, comme au Tchad, d’une part parce que cette
politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires
très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement,
d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité,
il considérait que laisser, où que ce soit, un seul des régimes légalement en
place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et
appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne
qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et
décrédibiliserait la garantie française. Il a cité l’exemple de la politique de la
France au Tchad de 1981 à 1984. Grâce à diverses actions parmi lesquelles
des interventions de l’aviation de combat française, cette politique a
finalament permis la reconstitution de la souveraineté territoriale du Tchad
alors que parmi les factions qui s’opposaient dans ce pays, il y en avait
toujours une qui allait chercher son appui auprès de l’armée libyenne.
M. Hubert Védrine a estimé que les décisions du Président François
Mitterrand vis-à-vis des événements de 1990 au Rwanda s’inscrivaient dans
cette ligne politique. Rappelant qu’à cette époque le Rwanda était considéré
comme la Suisse de l’Afrique, que le Président Habyarimana apparaissait
comme l’artisan d’un apaisement du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de
la communauté internationale, il a expliqué que le Président Mitterrand avait
jugé qu’on ne pouvait laisser un tel gouvernement être renversé par une
action armée, venant d’un pays voisin qui avait sa propre stratégie
diplomatique et militaire, sans mettre en cause la stabilité de la région et
réveiller les graves antagonismes qui avaient marqué les indépendances.
M. Hubert Védrine a décrit la politique menée à partir de 1990
comme un engagement à deux volets. D’abord, la sécurisation et ce, malgré
les demandes incessantes du Président Habyarimana, non pas par un
engagement direct mais par une politique de coopération et de formation
militaires ; ensuite, une action politique et diplomatique incessante pour
amener le régime rwandais à se transformer, à régler définitivement la
question des réfugiés tutsis et notamment le problème des terres, à se
libéraliser et à se démocratiser, dans la continuité des principes définis au
sommet de La Baule. L’idée directrice était que le Rwanda, bien que le
régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait
échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour
le partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait
d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du sud,
d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même
l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur organisée au sein du FPR. Sur
ces bases, l’action de la diplomatie française a consisté à mettre “ les mains
dans le cambouis ”, pour rester en contact permanent avec toutes les parties
et les amener, en dépit de leurs résistances initiales, à accepter la conclusion
d’un accord politique.
M. Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait à
l’époque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par
une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana
pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y
accèdent. Il a précisé que cette pression s’exerçait à l’occasion de toutes les
décisions, que ce soit l’autorisation des partis politiques, la composition du
Gouvernement, ou la répartition des postes ministériels et visait à ce qu’au
bout du compte il y ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à
l’époque qu’un tel arrangement, conclu à l’abri de la politique de sécurisation
menée grâce à la coopération militaire pour la formation de l’armée
rwandaise, pouvait aboutir à ce que les choses soient un jour réglées. Il a
indiqué que c’est cette dynamique qui avait conduit à la signature des
accords d’Arusha en 1993.
Cependant, il a souligné qu’on voyait bien en 1993-1994 se
développer, dans le parti du Président et au sein de la majorité hutue, une
opposition de plus en plus radicale et de plus en plus puissante, résolue à
empêcher cette évolution vers le partage du pouvoir. Il a ajouté que cette
opposition prenait plus d’ampleur à chaque attaque du FPR. Les offensives
militaires du FPR étaient considérées comme les prémices d’une récupération
des terres et de nouveaux massacres, provoquant chaque fois un mouvement
de panique et de haine, alors qu’en même temps le FPR lui-même ne
renonçait pas à reprendre la totalité du pouvoir par la force. M. Hubert
Védrine a ajouté que c’est précisément parce que les autorités françaises
percevaient très bien tous les signes annonciateurs de la catastrophe qu’elles
avaient développé une activité diplomatique aussi acharnée pour trouver un
accord politique, dans l’espoir d’éviter que se reproduisent des situations du
même type que celles qu’on avait connues lors de l’indépendance. Il a
résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une double
politique de sécurisation d’une part, de pression de l’autre, pour aboutir à
une solution dont on peut dire qu’elle avait été trouvée à force
d’interventions politiques insistantes avec la conclusion des accords
d’Arusha. Cette double politique avait été poursuivie jusqu’au bout puisque,
lors de l’attentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière
concession en acceptant d’écarter la CDR, c’est-à-dire les Hutus les plus
extrémistes, du Gouvernement. Le but recherché était en fait d’arriver à une
situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé qu’un pouvoir
symbolique, le pouvoir réel étant exercé par l’ensemble des forces politiques,
une fois exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant
que cette situation pourrait seule servir de base à la reconstruction politique
du pays.
M. Hubert Védrine a alors constaté que l’attentat avait jeté à bas
cette construction, émis l’idée que, quels qu’en soient les auteurs, c’était sans
doute son but, et qu’ensuite avaient commencé les massacres, de plus en plus
démesurés jusqu’à devenir un génocide.
Il a ajouté que la France avait alors vainement continué à rechercher
un cessez-le-feu, en utilisant le fait qu’elle était en contact avec tous les
acteurs de la situation, le Président François Mitterrand ayant même
rencontré dans ce but le Président ougandais Yoweri Museveni.
M. Hubert Védrine a précisé qu’en même temps la France essayait
d’obtenir un mandat du Conseil de sécurité pour que la paix puisse être
rétablie le plus vite possible mais qu’elle s’était heurtée à une extraordinaire
répugnance des membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis
notamment restant traumatisés par l’évolution de la mission de l’ONU en
Somalie. Il a expliqué qu’un mandat avait finalement été voté mais que,
malgré des pressions incessantes auprès du Conseil de sécurité ou de l’OUA,
il avait été impossible de trouver des troupes et que c’est dans ces
circonstances qu’au bout du compte la France s’était finalement résolue à
monter seule, ou presque seule, l’opération Turquoise.
M. Hubert Védrine a conclu que la politique française au Rwanda
n’était que la mise en application, dans un cas particulier, de la politique
générale suivie par la France vis-à-vis des pays africains liés à elle au cours
de cette période.
Faisant référence à l’ouvrage de M. Hubert Védrine consacré à la
politique étrangère de la France de 1981 à 1995, le Président Paul Quilès
lui a demandé si le choix politique du Président François Mitterrand de “ faire
fond ” sur le Président Habyarimana pour mener le Rwanda vers la
démocratisation n’avait pas conduit sur le terrain à des interventions
déséquilibrées qui auraient pu favoriser certains extrémistes de son
entourage. Il s’est également interrogé sur le reproche parfois adressé à la
France d’avoir voulu imposer au Rwanda, par le biais des accords d’Arusha,
un fonctionnement démocratique et un partage du pouvoir qui ne
correspondaient peut-être pas à la structure et à la capacité de ce pays.
M. Hubert Védrine a admis que sa réponse serait sans doute
influencée par les réflexions qu’il avait faites depuis cette période. Il a
rappelé que la réputation de M. Habyarimana était bonne à l’époque, le
Rwanda était surnommé la Suisse de l’Afrique et son Président était
considéré comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si tout n’était pas
réglé. Le fait que M. Habyarimana fut hutu n’était pas choquant en soi, les
Hutus représentant 80 % de la population du Rwanda. Dans ces conditions,
pour quels motifs et dans quel but la France aurait-elle contribué à son
remplacement ? En politique étrangère, on fait avec ce qu’on a, du mieux
possible.
Le Ministre a estimé qu’une analyse détaillée de la politique
française au Rwanda conduit à affirmer que la France n’a pas tant soutenu
M. Habyarimana qu’exercé des pressions politiques à son égard pour le faire
évoluer et le détacher des extrémistes, alors même qu’il n’avait pas envie de
partager son pouvoir, ni de former des gouvernements de coalition ou de
transition. La politique française n’a donc pas eu pour objet caché, ou même
pour conséquence, de favoriser les extrémistes mais, bien au contraire,
d’encourager le Président Habyarimana à résister à leurs injonctions. Une
telle politique provoquait l’exaspération des extrémistes rwandais, opposés à
toute forme de partage du pouvoir, et déniait toute légitimité aux réfugiés
qui, à les en croire, ne représentaient plus rien et voulaient revenir prendre
des terres qui ne leur appartenaient plus.
M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait l’objet
de critiques inverses de la part de ceux qui se demandaient si la France
s’appuyant sur la “ philosophie de La Baule ” avait été bien inspirée de
s’engager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire de
partager le pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et
venant de l’étranger. Tout en admettant que l’on puisse s’interroger de la
sorte et estimer maladroite une politique aussi interventionniste, M. Hubert
Védrine a rappelé le raisonnement du Président François Mitterrand tel que
ce dernier l’avait exprimé à plusieurs reprises en Conseil des Ministres : si la
France n’utilisait pas son poids pour promouvoir un accord politique au
Rwanda, on pouvait réellement craindre le retour du cycle des violences et la
reprise, par le FPR, du pouvoir par la force, ce qui aurait entraîné, en
réponse, les massacres que la France voulait empêcher et qu’elle n’a réussi
malheureusement qu’à différer.
M. Guy-Michel Chauveau a rappelé qu’en 1990-1991, de
nombreuses conférences nationales avaient été organisées dans divers pays
d’Afrique, parfois d’ailleurs sous l’impulsion de l’Eglise ou de personnalités
éminentes et s’est demandé si tel avait été le cas au Rwanda.
M. Hubert Védrine a indiqué qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu de
conférence nationale mais il a en revanche fait état des nombreuses
interventions du Président François Mitterrand auprès du Président
Habyarimana et des lettres qu’il lui avait adressées, pour aborder la question
des réfugiés et des droits de l’homme, rappeler la nécessité de trouver un
accord politique avec le FPR et l’engager à accélérer l’évolution politique de
son régime. Il a rappelé que les interventions qui avaient fait suite au discours
de La Baule étaient variables selon les pays, mais suivaient le même fil
conducteur. Au Rwanda, cette politique a conduit aux accords d’Arusha,
auxquels ont contribué plusieurs autres pays africains voisins.
M. Hubert Védrine a rappelé les critiques portant sur la légitimité
d’une telle politique interventionniste et les a estimées intéressantes à prendre
en compte dans la perspective d’une définition de notre future politique
africaine. Mais à l’époque dans le cas du Rwanda, le reproche principal
adressé à la France a surtout été de ne pas être suffisamment intervenue.
M. René Galy-Dejean a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert
Védrine sur les propos prêtés par le Père Guy Theunis à l’Ambassadeur
Georges Martres, qui ne les a d’ailleurs pas confirmés, selon lesquels ce
dernier recevait des ordres contradictoires de l’Elysée, de Matignon et du
Quai d’Orsay et qu’il ne savait pas lesquels suivre.
M. René Galy-Dejean, constatant par ailleurs que l’intervention de
la communauté internationale dans le règlement des conflits se limitait trop
souvent, que ce soit sous la forme de l’interposition ou de l’action
humanitaire, à compter les coups, enterrer les morts et nourrir les orphelins,
s’est demandé si la France ne pourrait pas contribuer à définir un nouveau
concept juridique, de type “ mise sous tutelle ”, qui permettrait d’empêcher
par tous moyens, y compris la coercition, que se renouvellent les événements
qu’a connus le Rwanda, et que l’alternance politique ne soit pas synonyme de
risque de massacres.
M. Hubert Védrine a demandé des précisions quant aux points sur
lesquels les instructions de Paris auraient été contradictoires, au dire du père
Guy Theunis.
M. René Galy-Dejean a précisé que le père Guy Theunis n’avait
pas communiqué cette information.
Le Président Paul Quilès est intervenu pour indiquer que la
mission écrira, tant au père Guy Theunis qu’à M. Georges Martres, pour
demander des précisions complémentaires aux propos qu’ils ont tenus devant
la mission.
M. Hubert Védrine a souligné que les mécanismes de décision au
niveau le plus élevé de l’Etat sont complexes, car les personnes concernées
ont à gérer une multitude de problèmes à la fois, mais qu’ils sont néanmoins
cohérents. Il peut certes arriver qu’en situation de crise ou d’urgence, il faille
procéder à certains ajustements avant de prendre une décision définitive mais
tout cela n’est pas spécifique à la France. S’il y a des contradictions, il
convient de les étudier au cas par cas.
M. Hubert Védrine a reconnu qu’il était intolérable pour les
démocraties occidentales très médiatisées, de plus en plus attachées à la
protection réelle des droits de l’homme, d’assister impuissantes à des
massacres. Les citoyens persuadés de la toute puissance des sociétés
occidentales ne comprennent pas qu’elles n’aient pas les moyens d’intervenir.
Pourtant, au cours des années passées, ces situations ont été relativement
fréquentes. On pense bien sûr au Cambodge et au Rwanda mais l’Afrique a
aussi connu une dizaine de grands drames qui ont causé des milliers de morts
en Angola, en Ethiopie ou au Liberia. Toutefois la zone d’Afrique sous
influence française, à quelques exceptions près, a été stabilisée et sécurisée.
Le Ministre des Affaires étrangères a évoqué la réflexion engagée
ces dernières années sur la notion du droit ou du devoir d’ingérence. Il a
souligné que les problèmes posés par une intervention extérieure ne sont pas
seulement juridiques mais pratiques. Ainsi, la France s’est-elle tournée, au
début des massacres au Rwanda, vers l’ONU car elle ne pouvait pas agir sans
mandat or, les membres du Conseil de Sécurité n’ont pas répondu à son
appel, non par indifférence, mais chacun pour des raisons qui lui étaient
particulières : géopolitiques, politiques ou financières. Il est toujours possible
juridiquement de reconstituer ce qui existait à l’époque de la SDN, à savoir
le système des mandats. Il faut toutefois se demander si un tel concept est
compatible avec l’état actuel des relations internationales, la souveraineté des
Etats et la dignité des peuples. Il faut également s’interroger sur les
conséquences pratiques de telles dispositions. Que fait-on concrètement en
Afghanistan, au Haut-Karabakh, au Kurdistan, etc. ? Aujourd’hui les
opérations de maintien de la paix auxquelles la France a très largement
contribué sont difficiles à gérer. On se trouve devant des situations de guerre
sans avoir les moyens de la guerre pour y répondre, les mandats sont
limitatifs et les modes de traitement de l’information et de transmission des
ordres restent très confus. Il devient donc de plus en plus difficile de trouver
des pays pour participer à ces opérations. Il est certes toujours possible
d’ouvrir une nouvelle réflexion mais il faut être conscient des obstacles
auxquels on risque de se heurter.
Le Président Paul Quilès a précisé que, si l’occasion était donnée à
la mission d’entendre les responsables de l’ONU, ces derniers seraient
interrogés sur les améliorations qu’il convient d’envisager pour que les
Nations Unies n’aient pas à subir encore d’autres échecs de cet ordre.
M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du
Président Habyarimana. Il a souligné le contraste existant entre la réponse
des différents responsables politiques déjà entendus, qui ont indiqué qu’ils ne
disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la
Coopération, M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui,
que le FPR aidé par les Américains était responsable de l’attentat. Il a
souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert Védrine sur
ce dossier.
M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune
information si ce n’est le souvenir, ce jour là, du commentaire du Président
François Mitterrand lui disant “ cela va être terrible ”. Bien entendu les
différentes pistes ont été évoquées par le Chef d’état-major des armées ou le
Chef d’état-major particulier du Président de la République ; celle des
extrémistes hutus : très hostiles à la “ dépossession ” du Président
Habyarimana, et au partage du pouvoir avec les opposants, ils n’hésitaient
pas à entretenir un climat de violence en ayant recours notamment à la radio
des Mille Collines. On peut donc imaginer qu’ils aient pu organiser
l’élimination de celui qui s’apparentait dans leur esprit à une “ cinquième
colonne ” et constituait le point d’appui du processus de démocratisation ;
celle du FPR, également plausible, car les accords d’Arusha ne lui
permettaient qu’un exercice partagé du pouvoir avec les Tutsis modérés et
les Hutus modérés et non pas l’exercice de la totalité du pouvoir comme le
revendiquaient ses représentants depuis 1990.
Il a relevé que le professeur Filip Reyntjens retenait in fine la piste
du FPR en s’appuyant sur le fait que les massacres avaient débuté plusieurs
heures après l’attentat, que deux responsables du mouvement hutu
extrémistes étaient dans l’avion et que la veuve du Président Habyarimana
semblait totalement désemparée. Il s’est demandé d’où M. Bernard Debré
tenait ses informations car, hormis le fait qu’il s’agit d’un missile SAM 16
soviétique, rien ne permet de l’identifier, puisque le numéro de série est
incomplet, ni de savoir par quel circuit il s’est retrouvé en possession des
auteurs de l’attentat.
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Bernard Debré avait
fourni par lettre des explications à la mission qui les lui avait demandées et
qu’il faudrait poursuivre la recherche en se demandant notamment pourquoi
aucune enquête n’avait eu lieu.
M. Jean-Bernard Raimond a constaté que bien souvent les
dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au maintien de la paix
ne peuvent être appliquées efficacement en raison de l’intervention de
l’organisation des Nations Unies dans la chaîne de commandement. Après
avoir remercié M. Hubert Védrine pour la qualité et la clarté de son exposé,
qui avait situé le Rwanda dans le cadre général de notre politique africaine et
bien montré, sur le plan fonctionnel, la séparation nette entre la cellule
africaine de l’Elysée et les services du Quai d’Orsay, il lui a demandé s’il
avait eu le sentiment, à l’époque où il exerçait les fonctions de Secrétaire
général de l’Elysée, que des informations avaient pu lui échapper ou que des
entretiens avaient pu avoir lieu sans qu’il en ait eu connaissance.
Il a rappelé que certains considéraient, compte tenu de la montée
des oppositions et des tensions, qu’il était possible de prévoir et d’anticiper le
génocide à partir de 1993 et a demandé à M. Hubert Védrine ce qu’il en
pensait.
M. Hubert Védrine a fait remarquer que les puissances
occidentales ne supportent ni la passivité, ni l’intervention. Les Etats-Unis
n’acceptent ainsi aucun mort au cours des opérations de maintien de la paix
auxquelles ils participent et sont, de plus, très réticents à financer à hauteur
de leur clé de répartition, soit 30 %, ce type d’intervention, ce qui finit par
conduire au blocage. Par ailleurs, l’opinion publique accepte mal les formes
que prennent ces interventions.
Il a déclaré qu’avec le recul et à la relecture des dossiers, il n’avait
rien appris de nouveau et d’essentiel qui aurait pu à l’époque lui échapper,
alors qu’il avait pourtant, par ailleurs, d’autres questions très importantes à
suivre. S’il a admis, ce qui est normal, ne pas avoir été au courant de toutes
les démarches diplomatiques effectuées, il a néanmoins constaté qu’elles
s’inscrivaient toutes dans une même logique qui était de passer la main dès
que possible aux Nations Unies. Rien n’a d’ailleurs été entrepris sans
l’accord du Conseil de Sécurité.
Il a estimé que notre action avait été cohérente avec la politique que
nous avions arrêtée, que ce soit notre action en faveur de la sécurisation
menée dans le cadre de la coopération militaire ou notre action d’ingérence
démocratique pour encourager une solution politique de partage de pouvoir.
C’est ainsi qu’il faut comprendre nos rencontres avec tous les acteurs, qu’il
s’agisse des envoyés du FPR, de ceux d’Habyarimana, des Tanzaniens, des
Ougandais, ou encore des Américains dont nous attendions une intervention
auprès du Président Museveni pour que lui-même essaie de tempérer le FPR.
Il a considéré que, dans ce contexte, rien d’important ou de
contradictoire ne lui avait échappé même si une multitude de contacts ou de
rencontres avaient pu avoir lieu sans qu’il ait eu à en connaître précisément.
Il a déclaré que le risque de recommencement des massacres était
connu de tous et qu’il régnait une tension extrêmement forte dans le pays que
n’importe quel observateur débutant aurait perçu. La peur existait d’une
offensive armée du FPR en vue d’une reconquête de la terre et cette menace
était brandie pour tenter de justifier des massacres préventifs qui ensuite
engendraient des représailles. Si tout le monde connaissait l’histoire de ces
massacres répétés y compris au Burundi, en revanche, ce que personne ne
pouvait concevoir, c’était leur ampleur et la forme de génocide qu’ils allaient
prendre au Rwanda, car cela était proprement impensable.
Il a dénoncé l’absurdité du raisonnement consistant à dire “ tout le
monde savait ” et à s’indigner. En effet, c’est bien parce que le drame planait
qu’il devenait indispensable et urgent d’aboutir au plus vite à une solution
politique et diplomatique. Les accords d’Arusha ont malheureusement
échoué. On les savait fragiles et, pour assurer leur succès, il aurait fallu les
accompagner financièrement et économiquement pour dépasser les
antagonismes ethniques et politiques en offrant au Rwanda une perspective
de développement.
Le Président Paul Quilès a demandé comment il fallait interpréter
la lettre envoyée en septembre 1992 par M. Bruno Delaye, Conseiller
Afrique du Président de la République, au directeur des Affaires politiques
rwandaises du ministère des Affaires étrangères pour le remercier de l’envoi
d’une pétition visant à soutenir la politique de la France, alors qu’il s’est
avéré que cette personne était aussi un des dirigeants de la CDR, mouvement
extrémiste hutu.
M. Hubert Védrine a rappelé que la France était en relation avec
tout le monde entre 1990 et 1994 qu’il s’agisse du Président Habyarimana,
des partis d’opposition, du FPR, ou des Ougandais. C’est pourquoi, même
après le début des massacres, on relève que des correspondances ont été
échangées avec telle ou telle partie ou des rencontres ont eu lieu avec elles
dans l’espoir d’obtenir un cessez-le-feu. Il ne faut pas interpréter ces contacts
comme un soutien mais comme une pression en vue d’obtenir de chacune des
parties un accord en vue d’un cessez-le-feu. Il n’existait pas de lien
particulier ou privilégié de la France avec l’une ou l’autre des parties. Nos
partenaires belges et américains pensaient d’ailleurs également que la
solution politique viable serait celle qui impliquerait toutes les parties.
La seule exception concernait la CDR, coalition extrémiste hutue
que le Président Habyarimana venait de décider d’écarter du processus des
négociations, la veille de son assassinat. C’est donc l’ensemble des messages
qu’il faut étudier (du FPR vers la France, du Président François Mitterrand
au Président Bill Clinton, du Président François Mitterrand au Président
Habyarimana, etc.) pour porter un jugement pertinent sur la situation et
l’analyser correctement.
M. Bernard Cazeneuve a interrogé le Ministre sur l’existence de
contacts entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le Gouvernement
français après l’attentat contre le Président Habyarimana, et plus
particulièrement d’un contact, évoqué par la presse, du 27 avril 1994 entre le
Ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais et des
responsables politiques français, à l’Hôtel Matignon.
M. Hubert Védrine a déclaré que les contacts entre la France et
tous les protagonistes s’étaient poursuivis durant quelques semaines après le
début des combats, aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion
d’un cessez-le-feu. Les contacts tous azimuts -avec les Hutus, le FPR,
l’Ouganda, les autres pays africains- ne doivent pas être considérés
isolément, sous peine de fausser l’analyse. Dans le même temps, la France
tentait de convaincre les membres permanents du Conseil de Sécurité de
donner un mandat et de fournir des troupes, afin que les Nations Unies
reviennent au Rwanda.
M. Pierre Brana a interrogé le Ministre des Affaires étrangères sur
quatre points.
Faisant référence aux propos du Ministre qui avait qualifié le
déclenchement de la guerre par le FPR d’invasion, venue de l’étranger, et
détaillé les pressions exercées par la France sur le Gouvernement rwandais
pour le conduire à accepter un partage du pouvoir, M. Pierre Brana a
toutefois observé qu’en formant des recrues, rwandaises certes, mais
appartenant à la seule ethnie majoritaire hutue, dans un contexte de menace
de génocide, la France avait, de fait, pris position à l’égard de ce génocide en
formant toujours la même ethnie.
Il s’est ensuite référé au rapport de la Commission d’enquête du
Sénat belge et a insisté sur deux points qu’il a jugés préoccupants.
D’une part, ce rapport fait état d’un message très précis, adressé par
télécopie en 1994 au siège des Nations Unies par le Général Romeo Dallaire
et mentionnant l’entraînement de 1 700 hommes des Forces armées
rwandaises, par les milices, dans des camps en dehors de Kigali, ainsi que
l’infiltration de ces troupes dans Kigali afin d’exterminer les Tutsis alors
soumis au recensement. M. Pierre Brana a souhaité savoir s’il était exact,
comme le soutient le Général Dallaire, que ces informations avaient été
communiquées, non seulement aux responsables de l’ONU, mais aussi aux
ambassades de France, des Etats-Unis et de Belgique et si, le cas échéant,
elles avaient donné lieu à des échanges entre le Président de la République et
le Gouvernement.
D’autre part, le Général Dallaire, évoquant l’opération Amaryllis,
aurait déclaré que si des troupes avaient été déployées au moment de cette
opération avec une mission de rétablissement de la paix, plusieurs centaines
de milliers de Rwandais auraient pu être sauvés. M. Pierre Brana a souhaité
connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur cette affirmation.
Enfin, rappelant que la France avait été le seul pays à reconnaître la
légitimité du Gouvernement intérimaire rwandais instauré après l’attentat
contre le Président Habyarimana et composé d’extrémistes hutus radicaux,
M. Pierre Brana s’est demandé si cette reconnaissance avait donné lieu, en
France, à un débat interne entre le Gouvernement et le Président de la
République, et, en cas d’accord, sur quelles bases la décision de reconnaître
la légitimité de ce Gouvernement avait été prise.
Répondant à la première question de M. Pierre Brana, M. Hubert
Védrine s’est déclaré choqué par l’expression employée, selon laquelle la
France aurait “ pris position à l’égard du génocide ”. Il a estimé que cette
formule témoignait d’une approche anachronique et d’une interprétation
libre, relevant, non d’une mission d’information, mais d’un article de presse.
Il a insisté sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des éléments
constitutifs de l’action de la France à l’époque. En raison de ce qu’elle
considérait comme un devoir de sécurisation, la France voulait éviter que le
Gouvernement rwandais, stable et légal, soit renversé par une action armée
venue d’un pays étranger. Il s’agit là d’un choix politique, qui, comme tel,
peut être contesté. Le Président François Mitterrand refusant l’engagement
direct, la France a proposé au Gouvernement rwandais une action de
coopération et de formation, comme elle le faisait dans d’autres pays
d’Afrique, depuis l’indépendance, au nom du devoir de développement qui
est le sien. Récusant l’hypothèse d’une formation sélective des forces armées
rwandaises, qui aurait privilégié les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé
que la France avait participé à l’instruction de troupes issues d’une armée
régulière, représentant 80 % de la population et que dans bien d’autres pays
d’Afrique, la coopération militaire concerne probablement des armées
beaucoup moins représentatives. Il a estimé qu’il était inexact de considérer
que, par cette action de formation, la France aurait pris parti dans des
événements intervenus ultérieurement. Un tel raisonnement reviendrait, s’il
était appliqué au rôle des Etats-Unis en Ouganda, à estimer que ceux-ci ont
formé des soldats ougandais qui, ensuite, ont aidé le FPR lors des massacres
qu’il a perpétrés dans le Kivu. Un tel raisonnement n’est pas recevable,
l’objectif des Etats-Unis étant de consolider l’armée en Ouganda face au
Soudan, centre des préoccupations américaines, notamment pour des raisons
de terrorisme. De même, la politique de formation de la France à l’époque
visait à faire de l’armée rwandaise, qui certes représentait l’ethnie dominante,
une armée efficace et capable de distinguer entre l’action militaire et les
exactions. Tel est l’objectif qui a prévalu dans tous les pays d’Afrique, la
différence tenant, au Rwanda, au fait que la France s’est trouvée dépassée
par le retour de la fatalité. M. Hubert Védrine a conclu sur ce point en
mettant à nouveau en garde contre toute confusion dans les dates, les
contextes, les intentions.
S’agissant du message du Général Romeo Dallaire, M. Hubert
Védrine a rappelé qu’à cette période, nombreuses étaient les rumeurs faisant
état des intentions les plus inquiétantes des uns ou des autres. Comme l’a
rappelé un chercheur auditionné par la mission d’information, il était dit à
l’époque que circulaient des listes de noms de personnes à éliminer. Il a
toutefois indiqué aux membres de la mission d’information que, huit jours
avant l’attentat, le Général Dallaire, à New-York, avait fait à l’ONU un
rapport optimiste sur l’évolution du processus d’Arusha. Le département des
opérations de maintien de la paix de l’ONU explique d’ailleurs qu’il n’a pas
pensé, pour cette raison, que l’attentat du 6 avril 1994 allait servir de
prétexte pour le déclenchement du génocide.
Une fois encore, la prise en compte du contexte de l’époque est
nécessaire pour ce qui est du jugement du Général Dallaire sur l’opération
Amaryllis. Estimant qu’il est facile de déclarer qu’il fallait déployer des
troupes, M. Hubert Védrine a toutefois rappelé qu’après l’assassinat des
parachutistes belges, la Belgique avait demandé le retrait de la MINUAR et
que la France avait obtenu qu’elle soit maintenue, au prix d’une forte
réduction de ses effectifs. Il a ajouté que, pendant un temps, les moyens sur
place n’étaient autres que ceux du Général Dallaire qui, à défaut de mandat,
disposait toutefois de forces qui auraient pu avoir un effet dissuasif à Kigali.
Le Président Paul Quilès est alors intervenu pour évoquer
certaines informations diffusées par la presse, selon lesquelles la France
aurait exigé le départ du Général Dallaire, qui, de son côté, avait menacé
“ de faire abattre les avions français si les militaires français sautaient sur
Kigali ”. Il a demandé à M. Hubert Védrine s’il avait eu un écho de ces
intentions.
Niant avoir eu connaissance de cette menace du Général Romeo
Dallaire, M. Hubert Védrine a fait observer qu’elle montrait simplement
qu’il disposait de moyens d’action.
Il a enfin répondu à la question de M. Brana sur la reconnaissance
du caractère légitime du gouvernement intérimaire rwandais par la seule
France. Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité ou de
l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le
contexte de l’époque. Il a rappelé que la France, alors isolée, tentait de
négocier un cessez-le-feu dans une situation où l’on assistait parallèlement à
la campagne militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des
massacres. Peut-être est-ce à ce moment-là, d’ailleurs, que le Général Romeo
Dallaire a voulu se mettre en travers de l’action de la France. Il est vrai que
la France s’est trouvée seule à être restée en contact avec toutes les parties,
et notamment avec le gouvernement intérimaire, en vue de parvenir à un
accord de cessez-le-feu. Mais, dès après la victoire du FPR, la France a
ouvert à nouveau, après intervention de son ambassadeur en Ouganda, son
antenne diplomatique à Kigali : on pourrait donc, dans le même ordre
d’idées, s’interroger sur la reconnaissance de la légitimité du FPR qui venait
à peine d’achever sa conquête par la force. La réponse serait alors identique :
la France ne trie pas et ne juge pas les uns plus légitimes que les autres. Elle
avait, sous les yeux, un affrontement terrible, qu’elle observait avec
consternation, son but ayant été, depuis des années, par un engagement isolé
et méritoire, d’empêcher cet affrontement. D’où sa volonté de négocier un
cessez-le-feu, ce qui nécessite un dialogue avec chacune des parties. C’est à
ce moment là que se déroule la rencontre entre le Président Museveni et le
Président François Mitterrand à l’Elysée.
M. Jacques Myard s’est félicité qu’ait été rappelée, à l’occasion de
cette audition, la réalité du monde international. Les “ stratèges de café du
commerce ” pourront regretter que la France ne reconnaisse pas les
formations d’opposition et traite seulement avec les gouvernements en place.
Dans ce monde très imparfait, il faut admettre que la démocratie s’apprend et
que le despotisme éclairé peut être une garantie dans ce lent apprentissage. Il
a soutenu les analyses de M. Hubert Védrine sur la politique de sécurisation
menée, de longue date, par la France en Afrique. Faisant allusion au propos
de M. Hubert Védrine sur le soutien à un Gouvernement en place qui
représente 80 % de la population -ce qui n’est pas rien-, il a interrogé le
Ministre sur la nature des renseignements dont on disposait en 1990-1991
sur les attaques venues de l’extérieur. Enfin, il a voulu recevoir confirmation
de la cohérence d’analyse entre les différents représentants des pouvoirs
publics français malgré la cohabitation.
M. Hubert Védrine a souligné qu’en matière de démocratisation il
convenait d’éviter deux raisonnements extrêmes ; d’une part, un discours
relativiste qui conduirait à dire que la démocratie est une forme de
gouvernement réservée aux Européens et aux Occidentaux et, d’autre part,
une approche qui voudrait imposer notre conception de la démocratie, qui a
une histoire et s’est forgée au fil des siècles non sans heurts et sans violence.
Entre ces deux conceptions, il convient de trouver un équilibre. La France a
orienté sa politique de coopération vers une voie qui l’amène à favoriser
l’instauration d’un Etat de droit dans lequel existent un état civil et des listes
électorales, une justice qui fonctionne, une gendarmerie qui assure le
maintien de l’ordre dans la légalité et une armée capable d’effectuer des
missions militaires sans débordements. Tous ces éléments indispensables
constituent en quelque sorte l’humus dans lequel s’enracine la démocratie,
qui ensuite peut se développer dans un formalisme plus sophistiqué. Si ces
conditions préalables n’existent pas, il est illusoire d’espérer une réelle
démocratisation.
Dans la période 1990-1991, il paraît peu probable que le Président
Habyarimana ait ressenti l’attitude de la France à son égard comme un
soutien. En effet, la politique de sécurisation du territoire rwandais conduite
par la France pour garantir les conditions de la mutation politique du régime
vers la démocratisation signifiait pour le Président Habyarimana une
réduction très sensible de ses pouvoirs. Ce dernier était, bien entendu, traité
comme l’interlocuteur officiel de la France mais n’en a pas reçu de soutien
direct.
M. Hubert Védrine a indiqué que le soutien de l’Ouganda au FPR
avait été étayé par de nombreux rapports, qui ont d’ailleurs conduit le
Conseil de Sécurité de l’ONU à placer des observateurs à la frontière entre
ce pays et le Rwanda. Le rôle joué par les réfugiés tutsis dans l’évolution
politique intérieure de l’Ouganda et notamment dans l’arrivée au pourvoir de
son Président Yoveri Museveni étant établi, il a estimé qu’il n’était pas, en
conséquence, illogique que ce pays ait soutenu le mouvement tutsi.
Il a ensuite déclaré que, pendant la période de cohabitation, il n’y
avait pas eu de désaccord sur l’analyse de la situation et de notre rôle. La
nécessité d’une action de la France, épaulée par d’autres pays, et avec
l’accord du Conseil de Sécurité, avait recueilli un consensus. Il a reconnu que
des discussions précises avaient porté, non pas sur le principe d’une
intervention de la France qui n’allait pas attendre indéfiniment l’hypothétique
ralliement d’autres Etats, mais sur la conception et la mise en oeuvre de
l’opération Turquoise, son dimensionnement, son étendue, ses objectifs, etc.
Cette situation relève toutefois du processus normal de prise de décision en
période de crise. En Conseil restreint, le Président Mitterrand et M. Alain
Juppé partageaient une même conception alors que MM. Edouard Balladur
et François Léotard avaient une approche différente, ce qui a conduit
naturellement à une décision de synthèse. Ce mode de fonctionnement aurait
d’ailleurs été, de toute évidence, le même s’il n’y avait pas eu cohabitation.
M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur les raisons qui avaient pu
conduire la France à nouer des liens avec le Rwanda, pays dont la puissance
coloniale de tutelle était la Belgique, dont le sous-sol ne recèle aucune
matière première et dont la situation géographique n’en fait pas un pays
stratégique pour nos intérêts en Afrique, d’autant plus que quelques années
auparavant la France avait connu des déboires avec le Burundi dans le cadre
de l’affaire du Carrefour du Développement.
M. Hubert Védrine a confirmé que le Rwanda ne revêtait aucun
intérêt stratégique particulier pour la France qui n’était même pas le principal
fournisseur ou le principal client du Rwanda. Il a rappelé que l’accession à
l’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’était pas déroulée
dans des conditions optimales. Elle s’était d’ailleurs traduite à cet époque au
Rwanda par des affrontements entre Hutus et Tutsis et un premier exode de
Tutsis vers l’Ouganda. Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle
était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et
son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres
puissances. Il a rappelé que de nombreux pays considèrent l’Afrique comme
un continent perdu pour l’évolution du monde et s’en désintéressent. La
France du Général de Gaulle, puis de Georges Pompidou et de Valéry
Giscard d’Estaing a incarné, avec beaucoup de force, l’image même d’un
partenaire, vers qui, après les indépendances, l’Afrique s’est naturellement
tournée. Pourquoi la France aurait-elle rejeté les ex-colonies belges, alors
qu’elle admettait dans les rencontres africaines qu’elle organisait les
anciennes colonies portugaises ?
Les liens de la France avec le Rwanda ont été notamment
concrétisés par le Président Giscard d’Estaing en 1975 sous la forme d’un
accord de coopération dans le domaine militaire. Dans l’analyse du Président
Mitterrand, ce qui importait en matière de politique africaine était avant tout
le raisonnement global. Il n’y avait pas de point d’application stratégique
particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois
prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que
si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans un cas aussi simple que
celui d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait
plus rien.
M. Yves Dauge a souhaité savoir si les contacts qu’avait établis la
France avec l’ensemble des parties prenantes au conflit rwandais s’étaient
développés de manière permanente et constante et ne comprenaient aucune
exclusive. Il s’est demandé si les relations que pouvait entretenir la France
avec l’Ouganda étaient susceptibles d’infléchir les positions de ce pays.
M. Hubert Védrine, constatant et regrettant que l’action, isolée, de
la France n’ait pas suffi à empêcher le drame, a admis que cette action n’avait
pas été efficace. Il a toutefois remarqué que tous ceux qui n’ont rien fait ont
encore plus fait défaut. La France a eu la volonté de nouer des contacts aussi
bien sur place à Kigali qu’à Kampala ou à Paris, avec l’ensemble du spectre
politique rwandais. De nombreuses rencontres ont été organisées auxquelles
des représentants du Département d’Etat américain ont été associés au cours
du mois de juin 1992, de façon à ce que les Etats-Unis exercent une influence
sur l’Ouganda et par là même, de façon indirecte, sur le FPR. L’optimisme
dont le Général Romeo Dallaire a fait preuve devant l’ONU quelques jours
avant l’attentat était partagé, de bonne foi, par de nombreux responsables en
raison des perspectives créées par les accords d’Arusha. Les contacts ont été
maintenus au fil des années avec l’Ouganda qui suivait pourtant une politique
à dimension régionale et avait contracté une sorte de dette auprès du FPR.
Ces contacts permettaient d’espérer que l’Ouganda userait de son influence
pour convaincre le FPR de se prêter à un accord aux termes duquel il
n’exercerait qu’une partie du pouvoir. Les nombreux contacts entretenus par
la France à l’époque avec toutes les parties avaient d’ailleurs pour objectif de
les encourager à converger vers une solution politique qui semblait la seule
voie possible bien qu’elle n’ait été la préférence d’aucune d’entre elles.
M. Michel Voisin a rappelé que, dans son exposé liminaire,
M. Hubert Védrine avait insisté sur le fait que la France avait refusé
l’engagement direct de ses forces. Or, selon certains textes, datant de 1990,
les forces armées rwandaises, aidées par les forces françaises, belges et
zaïroises auraient repoussé l’offensive du FPR. Par ailleurs, il a été précisé
devant la mission d’information qu’en 1992 le Fonds Monétaire International
et la Banque mondiale avaient suspendu leur aide au Rwanda provoquant
l’arrêt des réformes économiques dans ce pays, en raison du gonflement de
ses dépenses militaires -les effectifs des FAR passent à cette époque de
5 000 à 40 000 hommes. Il s’est alors posé la question de la cohérence de la
politique française dans une période où elle renégociait ses accords de
coopération militaire.
M. Hubert Védrine a estimé que les autorités du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale ne poursuivaient pas les mêmes
objectifs de sécurité et de recherche d’une situation pacifique et que leurs
critères d’appréciation de la situation relevaient par conséquent d’une
logique différente de celle de la France. Certes à cette époque les dépenses
militaires du Rwanda avaient considérablement augmenté, mais cela
correspondait à un effort compréhensible pour un pays qui était attaqué. Il
eût été paradoxal pour la France, qui s’était impliquée dans la recherche
d’une réconciliation nationale négociée, de se retirer au moment où on avait
le plus besoin d’elle. Les seuls retraits envisagés par la France ont
correspondu aux démarches qu’elle a engagées auprès du Conseil de Sécurité
pour qu’une force internationale prenne le relais de son contingent ou vienne
en appui de ses forces, afin qu’elle ne reste pas seule à entretenir une
coopération militaire avec le Rwanda.
Pour ce qui est de l’engagement de la France, il convient de préciser
les modalités exactes de l’aide apportée. M. Hubert Védrine a rappelé à ce
propos que le Président Habyarimana s’était toujours plaint à la fois des
pressions politiques exercées sur lui et de l’absence de soutien militaire direct
de la France, dans la mesure où le Président Mitterrand avait toujours
repoussé ses demandes d’envoyer des troupes françaises à la frontière de
l’Ouganda. Quant à la nature de la coopération militaire de la France avec le
Rwanda, il a suggéré de poser la question aux autorités militaires, tout en
confirmant, ce qui n’était pas un secret, qu’il y avait eu une aide à la
formation des troupes d’un pays militairement attaqué.
A une question complémentaire de M. Michel Voisin sur les effectifs
du FPR, M. Hubert Védrine a répondu que, tout en ignorant leur nombre
exact, il les estimait à quelques milliers d’hommes mais qu’il conviendrait
également de poser la question aux experts militaires.
M. Bernard Cazeneuve a évoqué les relations entre la France et les
Etats-Unis concernant le Rwanda de 1990 à 1994. Il a souhaité savoir si
s’étaient manifestées des contradictions fortes entre les visions stratégiques
de ces deux pays sur l’avenir de la sous-région, si celles-ci s’étaient traduites
dans les conversations qu’avait eues le Président de la République avec son
homologue américain et si le Président François Mitterrand avait pu trouver
un accord avec le Président des Etats-Unis sur l’analyse de la situation de
cette zone. Abordant ensuite le fonctionnement de l’appareil de l’Etat et le
rôle des différentes structures qui au sein de l’Elysée contribuent à la mise en
oeuvre de la politique africaine, il s’est interrogé sur l’opportunité de séparer
les missions de la cellule africaine et de la cellule diplomatique et s’est
demandé si des relations courtoises mais ténues suffisaient à assurer la
cohérence dans le processus de prise de décisions. Après avoir demandé
quelles impulsions données par la cellule africaine ne relevaient pas du
domaine du ministère des Affaires étrangères, il s’est enquis du rôle exact de
l’état-major particulier du Président de la République au moment des crises,
notamment dans la définition des objectifs des opérations sur le terrain et du
suivi de la coopération militaire. Enfin, il s’est interrogé sur la possibilité de
relations ou de lignes directes entre cet état-major et les troupes françaises
présentes au Rwanda en dehors des circuits administratifs normaux.
Relevant que les prochaines auditions, par exemple celle de l’Amiral
Jacques Lanxade, permettraient de compléter sa réponse, M. Hubert
Védrine a tout d’abord affirmé que, dans les relations entre la France et les
Etats-Unis, la question du Rwanda n’avait jamais été un élément central dans
la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit
yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à
cette époque de bouleversements des rapports est-ouest. Il n’est pas possible
de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les
raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le
Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et
aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au
Président Museveni et le développement de leurs relations de coopération
avec l’Ouganda. Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à
l’égard du FPR, en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune
animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a
toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la
France et les Etats-Unis. Le sujet du Rwanda ne faisait pas l’objet
d’arbitrages au plus haut niveau, sauf exceptions, mais d’ajustements au
niveau des ministères. La France a cependant demandé aux Etats-Unis d’agir
auprès du Président Museveni afin qu’il modère le FPR et que ce dernier
limite ses attaques incessantes. Il s’agissait de gagner du temps pour
permettre de consolider l’accord politique. Il convient de rappeler qu’au
début du mandat du Président Bill Clinton, les Etats-Unis avaient été
traumatisés par l’expérience désastreuse de la Somalie et qu’ils avaient
décidé de ne plus revenir en Afrique comme le montre la longueur des
discussions récentes pour obtenir leur accord en vue d’une intervention en
République Centrafricaine.
M. Hubert Védrine a souligné que les structures administratives de
l’Elysée n’étaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de la
volonté du Président de la République. C’est pourquoi leur organisation a
varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont
nombreuses. Quoiqu’il en soit, il a estimé que les capacités d’intervention de
la cellule africaine de l’Elysée faisaient fréquemment l’objet d’exagérations et
relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables de cette
cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires
concrètes mais il s’agit d’une spécialisation administrative et non de missions
secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le secrétariat général de
l’Elysée relèvent d’une organisation interne qui dépend du Président de la
République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule
africaine et le chef d’état-major particulier ou un conseiller diplomatique, les
problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a
supposé qu’à l’heure actuelle, la structure était restée semblable et a
considéré qu’il serait de bonne méthode de garder à l’Elysée des conseillers
spécialistes des affaires africaines.
M. Hubert Védrine a souligné que la question essentielle ne réside
pas dans la fusion des structures dans un seul système mais dans la
coopération entre ces différents organes qui peuvent être distincts et
travailler ensemble. Il n’existe pas de solution parfaite et tout dépend de la
pratique. La cohérence s’établit au niveau du secrétaire général de l’Elysée
ou directement du Président de la République assisté par les Ministres, par
exemple au niveau des conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc
contrairement à certaines idées répandues. Le pragmatisme n’a jamais
dissimulé des actions conduites en dehors des procédures régulières.
Evoquant le rôle de l’état-major particulier, M. Hubert Védrine a
rappelé qu’il assurait la liaison entre le Président de la République, le
Ministre de la Défense et l’état-major des armées, et que cette fonction
particulière s’expliquait par le rôle constitutionnel du Chef de l’Etat, Chef
des armées et responsable de la dissuasion nucléaire. L’état-major particulier
prépare les réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les
instructions du Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et,
si le Chef d’état-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, c’est
avant tout une instance d’exécution, de transmission et de relais.
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