Fiche du document numéro 1796

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
1796
Date
Mercredi 10 mars 2004
Amj
Auteur
Fichier
Taille
148884
Pages
4
Titre
L'enquête sur l'attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière a bouclé l'instruction sur
le crash de l'avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994. « Le
Monde
 » a pu consulter le rapport final, qui en impute la
responsabilité au Front patriotique rwandais (FPR) du général Kagamé,
aujourd'hui au pouvoir à Kigali.

Menée depuis six ans, à la demande des parents de l'équipage français
qui a péri dans cet attentat, l'enquête du juge d'instruction
Jean-Louis Bruguière sur le crash du Falcon 50 du président rwandais
Juvénal Habyarimana - l'événement déclencheur, le 6 avril 1994, du
génocide dont furent victimes plus d'un demi-million de Tutsis au
« pays des mille collines » - conclut à la responsabilité du Front
patriotique rwandais (FPR), l'ex-mouvement rebelle aujourd'hui au
pouvoir à Kigali.

Dans un rapport de 220 pages, dont Le Monde a pu prendre
connaissance, daté du 30 janvier 2004 et intitulé « Résultat de
l'enquête de la division nationale antiterroriste de la direction
générale de la police judiciaire
 », le général Paul Kagamé, ex-chef
rebelle et actuel chef de l'Etat rwandais, est désigné comme le
principal décisionnaire de l'attentat, en tête d'une liste de dix
officiers supérieurs du FPR et des deux « servants des missiles
sol-air
 » tirés sur l'avion présidentiel, qui y sont également
identifiés.

A Kigali, dans un climat tendu à l'extrême après le départ des troupes
françaises, en décembre 1993, et l'arrivée de 2 500 casques bleus
des Nations unies pour sécuriser la fin négociée d'une guerre civile
émaillée de massacres et d'assassinats politiques, le meurtre du
président Habyarimana fut le signal pour la majorité hutue, à laquelle
il appartenait, d'une tuerie généralisée « pour venger le
chef
 ». Encadré par des responsables de l'ancien régime, ce génocide
perpétré contre les Tutsis - environ 15 % de la population - ne prit
fin qu'au terme de cent jours d'un bain de sang inouï, avec la
victoire militaire du FPR.

L'enquête du juge Bruguière, fondée sur des centaines de témoignages,
des dizaines de commissions rogatoires et de nombreuses missions
d'entraide judiciaire à l'étranger, bénéficie du concours de plusieurs
dissidents du FPR, exilés en lieu sûr, dont un membre du « network
commando
 », la structure clandestine placée directement sous les ordres
du général Kagamé et chargée de l'attentat.

Dans son audition, ce témoin-clé s'explique sur l'hypothèse - a
priori monstrueuse - que le FPR, le mouvement rebelle né dans la
diaspora tutsie, ait pu sacrifier, pour sa prise de pouvoir, les
« Tutsis de l'intérieur », c'est-à-dire les parents restés au pays après la fin, en 1959, de l'hégémonie politique de l'ethnie minoritaire au
Rwanda. « Paul Kagamé n'avait que peu de considération pour les Tutsis
de l'intérieur qui étaient presque assimilés à ses yeux aux Hutus,

affirme le capitaine Abdul Ruzibiza. Les Tutsis de l'intérieur étaient
des ennemis potentiels qu'il fallait éliminer au même titre que les
Hutus pour prendre le pouvoir, objectif essentiel de Paul Kagamé.
 »
Un autre dissident, Jean-Paul Mugabe, réfugié politique aux
Etats-Unis, avait imputé, dès mai 2000, la responsabilité de
l'attentat contre le Falcon 50 au FPR, avec cette mise en garde :
« Les génocidaires hutus, qui ont tué des Tutsis sans défense, et -les-
autres révisionnistes et groupes extrémistes ne devraient pas se
servir du présent témoignage pour nier l'existence du génocide contre
les Tutsis et prétendre que le crime de Kagamé sur Habyarimana donnait
le droit de massacrer les Tutsis sans aucun lien avec Kagamé. Les
responsables du génocide de 1994 doivent être poursuivis conformément
au droit international.
 »

Bien que le rapport de synthèse du 30 janvier 2004 ait été communiqué
« de façon informelle » au parquet de Paris, ce dernier n'est pas encore
formellement saisi des conclusions de l'enquête Bruguière. « Si c'était
le cas, le parquet devrait décider s'il lance des mandats d'arrêt
internationaux, pour assassinat en relation avec une entreprise
terroriste
, contre une dizaine des plus hauts responsables du pouvoir
actuel à Kigali, à l'exception du président Kagamé, qui jouit de
l'immunité reconnue aux chefs d'Etat en exercice
», explique une source
proche de l'enquête, en ajoutant : « D'un point de vue à la fois
judiciaire et politique, le choix du moment opportun pour cet
affrontement aux conséquences diplomatiques potentiellement
considérables fait encore débat.
 »

Si, tant à l'Elysée qu'au Quai d'Orsay, on affirme que « la justice
passera
 », un conseiller de Jacques Chirac reconnaît, sous couvert
d'anonymat, qu'une « consigne civique » a été passée au juge Bruguière
pour qu'il ne saisît pas le parquet dans le contexte du dixième
anniversaire - imminent - du début du génocide au Rwanda.

Le commencement de l'œuvre exterminatrice est commémoré, tous les
ans, le 7 avril, lendemain de l'attentat contre l'avion du président
Habyarimana et premier jour, à Kigali, des massacres à grandes
échelles qui allaient, par la suite, gagné l'ensemble du pays. Cette
année, de très nombreux dignitaires étrangers - des chefs d'Etat et de
gouvernement, des ministres et des représentants d'organisations
internationales... - sont attendus dans la capitale rwandaise pour la
commémoration du « premier génocide en terre africaine » que le monde
extérieur ne fit rien, en 1994, pour empêcher.

Au-delà de cette non-assistance à population en danger
d'extermination, la France, l'alliée principale de l'ancien régime
Habyarimana, a été accusée de « complicité avec les génocidaires ». A
Paris, où l'on croit savoir que « le FPR a déjà imprimé un livre avec
de soi-disant témoignages d'anciens militaires rwandais, qui
prétendent que des officiers français ont entraîné les miliciens
extrémistes hutus, bras armés du génocide
 », on affirme vouloir passer
le cap du « paroxysme émotionnel » du dixième anniversaire, sans
s'engager « dans une sordide bataille de cadavres ».

Cependant, après une toute relative accalmie, la guerre secrète entre
Paris et Kigali est en fait relancée depuis un an déjà. Mettant à
profit la brouille entre le général Kagamé et son ancien « tuteur »
régional, le président ougandais Yoweri Museveni, la France n'a pas
seulement « exfiltré » vers Kampala plusieurs dissidents du régime
rwandais, quitte à leur trouver un exil plus sûr par la suite, mais
elle a également monté l'opération « Artémis », le déploiement de 1 850 soldats européens - dont 1 500 Français - dans le nord-est du Congo,
de juin à octobre 2003.

Au-delà du coup d'arrêt porté aux massacres à Bunia, et du sauvetage
de la mission des Nations unies sur place, Paris aurait ainsi déjoué
« une tentative du Rwanda de porter la guerre chez son frère ennemi
ougandais, par milices congolaises interposées
 ». De son côté, Kigali,
conscient de l'épée de Damoclès que représente pour lui l'enquête
judiciaire en France, a physiquement éliminé plusieurs informateurs du
juge Bruguière.

Dans ce contexte chargé, la polémique risque d'éclipser
l'interrogation sur la valeur intrinsèque de l'investigation menée par
la justice française. Celle-ci, au regard du passé, était sans doute
la moins bien placée pour mener l'enquête sur l'événement qui fit
basculer dans l'horreur le Rwanda. Or, elle est la seule à s'être
donné les moyens de connaître la vérité que les Nations unies et, tout
spécialement, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
ont non seulement refusé d'instruire mais se voient aujourd'hui
accusés d'avoir voulu étouffer.

Stephen Smith


De l'espoir de paix au génocide



4 août 1993 : des accords de paix, signés par le président
Habyarimana, l'opposition et les rebelles du FPR, prévoient le partage
du pouvoir à Kigali.

5 octobre : création de la Mission des Nations unies au Rwanda
(Minuar), forte de 2 500 casques bleus qui se déploient à partir de
la mi-décembre.

23 octobre : après quatre mois au pouvoir, le premier président
démocratiquement élu au Burundi, Melchior Ndadayé, un Hutu, est
assassiné par des officiers tutsis putschistes.

28 décembre : en vertu des accords de paix, un bataillon du FPR (600
hommes) est installé à Kigali, au Conseil national pour le
développement (CND).

5 janvier 1994 : le chef de l'Etat, Juvénal Habyarimana, prête
serment comme président du « gouvernement de transition à base
élargie
 », qui doit se mettre en place.

21 février : assassinat, à Kigali, du ministre des travaux publics
et dirigeant du Parti social-démocrate (opposition hutue) ; dans la
nuit, quelque 70 Tutsis ou Hutus « pro-FPR » sont massacrés.

22 février : lynchage, en représailles, de Martin Bucyana, dirigeant
de la Coalition pour la défense de la République, un parti extrémiste
hutu.

mi-mars : tentative d'assassinat de l'ancien premier ministre Dismas
Nsengiyaremye (opposition hutue).

6 avril : de retour d'un sommet régional en Tanzanie organisé pour
sauver la transition pacifique au Rwanda, l'avion du président
Habyarimana est abattu d'un tir de missile.

7 avril : les massacres commencent à Kigali ; assassinat du premier
ministre Agathe Uwilingiyimana et des dix casques bleus belges qui
tentent de la protéger.

9-17 avril : la France et la Belgique interviennent pour évacuer
leurs ressortissants (opération « Amaryllis »).

16 avril : la Belgique retire ses troupes (780 hommes) de la Minuar.

21 avril : le Conseil de sécurité de l'ONU ramène à 270 casques
bleus les effectifs de la Minuar.

12 mai : le haut-commissaire de l'ONU pour les droits de l'homme
qualifie les tueries en cours de « génocide ».

17 juillet : étendant son contrôle du pays jusqu'à la frontière avec
l'ex-Zaïre, le FPR, qui est entré victorieux dans Kigali dès le 4
juillet, déclare « la fin de la guerre ».

Le président Kagamé récuse le juge Bruguière



Dans une interview publiée le 15 février par l'hebdomadaire Jeune
Afrique
, le président Paul Kagamé récuse d'avance les conclusions de
l'enquête Bruguière. « Dès le départ, avant même d'avoir enquêté, ce
juge accusait déjà le FPR, y déclare-t-il. Comment voulez-vous que
nous puissions le prendre au sérieux, avec de tels présupposés
politiques et idéologiques ?
 »

Affirmant ignorer quel fut l'auteur de l'attentat contre l'avion du
président Habyarimana, il rétorque : « Demandez plutôt à ceux qui
étaient là : les Français, les Belges, l'ONU. Eux étaient présents à
Kigali, à l'époque. Omniprésents.
 »

Enfin, invité à spéculer sur ce qui se serait passé si l'avion
présidentiel n'avait pas été abattu le 6 avril 1994, le chef de
l'Etat rwandais répond seulement que « le génocide se serait poursuivi,
puisqu'il existait sous une forme rampante depuis 1959. A partir de
cette année-là, une partie de la population rwandaise, les Tutsis, a
été la cible systématique de discriminations, d'ostracismes et souvent
de tueries de la part du pouvoir. (...) Le 6 avril n'a été qu'un
prétexte pour passer à la vitesse supérieure.
 »
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