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Il aurait été le principal fournisseur des talibans et du réseau
d'Al-Qaida, l'homme-clé de leur logistique aérienne. Selon les
services de renseignement américains et britanniques, il a livré à
Kaboul des armes, voire des "gaz toxiques", jusqu'à la veille du 11
septembre. On le croirait donc aux abois, pourchassé, en ces temps de
guerre mondiale antiterroriste. Il n'en est rien. Recherché depuis la
mi-février par Interpol, à la demande de la justice belge, Victor Bout
s'est lui-même signalé à Moscou où, apparemment, il ne risque rien. Le
"transporteur d'Oussama Ben Laden" a ainsi voulu provoquer une
contre-enquête dont il serait à la fois l'initiateur et
l'objet. L'homme de l'ombre cherche la lumière médiatique.
Qui est Victor Anatolyevitch Bout ? "Un marchand de mort", a déclaré,
le 17 février, au Sunday Times, Peter Hain, secrétaire d'Etat
britannique aux Affaires européennes. "Il fournit des forces rebelles
ou terroristes en armes, en échange de diamants. Il a aussi été le
pourvoyeur des talibans et d'Al-Qaida. Il faut mettre un terme à ses
affaires." Depuis des années, les Nations unies s'y emploient, en
vain. Dans plusieurs rapports d'enquête sur les "diamants de sang" et
la violation d'embargos imposés à des pays ou factions armées en
Afrique, l'ONU a dénoncé Victor Bout comme pionnier d'une
mondialisation mafieuse, d'un trafic sans frontières, se jouant des
Etats et de leurs législations.
Dès décembre 2000, ayant décortiqué des "réseaux d'individus organisés
à l'échelle internationale, bien financés, bien connectés et versés
dans l'intermédiation et la logistique, avec la capacité de
transporter des cargaisons illicites autour du monde, sans éveiller le
soupçon des forces de la loi", l'ONU avait conclu : "L'organisation
dirigée ou, du moins, selon toutes les apparences, contrôlée de
l'extérieur par un Européen de l'Est, Victor Bout, est un tel réseau."
En fait, cet "Européen de l'Est" est né le 13 janvier 1967 à
Douchanbé, au Tadjikistan. De nationalité russe, officier de l'armée,
il est diplômé de l'Institut des interprètes militaires à
Moscou. Caméléon linguistique, Victor Bout parle couramment cinq
langues : outre le russe et le farsi de ses origines tadjiks,
l'anglais, le français et le portugais. Il est pour la première fois
repéré en 1990 en Angola, où il travaille avec les équipages
d'hélicoptères soviétiques. Trois ans plus tard, il vole de ses
propres ailes. Lors de la grande liquidation du complexe
militaro-industriel de l'ex-URSS, il a racheté, sur le tarmac de
Tcheliabinsk, dix Antonov, un Iliouchine et un hélicoptère
Mi-8... "Pour des kopecks", précise Valeri Spournov, ancien inspecteur
de l'aviation civile.
Débute alors l'aventure d'une flotte aérienne pirate - jusqu'à une
soixantaine d'appareils - affrétée ou propriété de Victor Bout, qui
striera le ciel sous pavillon de complaisance. Le Liberia s'en est
fait une spécialité, pas seulement pour les navires d'une flotte
marchande inférieure seulement à celle du Panama. Au Bureau of
Maritime Affairs, à Monrovia, un Kényan d'origine indienne, Sanjivan
Ruprah, règle les formalités pour Air Cess, la première et la plus
importante des compagnies de Victor Bout, qui finiront par s'emboîter
comme des poupées russes. Du Liberia au Swaziland, en passant par la
République centrafricaine et la Guinée équatoriale, la valse des
étiquettes sera permanente. Enregistrés dans un pays, mais opérant
depuis un autre, avec des plans de vol fictifs, ses avions sont
furtifs. Sous la menace d'un contrôle, quelques heures leur suffisent
pour changer d'indicatif de pays. Grâce à des hommes comme Michael
Harridine : à la tête d'un Aircraft Registration Bureau dans le Kent,
ce Britannique a longtemps été le "Mozart du réenregistrement" ...
Après ses débuts en Afrique, Air Cess déménage, en 1995, à Ostende. En
s'installant dans le Jet Center du seul aéroport international de
Flandres, elle se mue en TAN (Trans Aviation Network Group). Pendant
deux ans, les affaires sont florissantes. Un rapport des services
secrets belges, rédigé en 1998, évalue le profit des cargaisons
d'armes expédiées en Afrique à 50 millions de dollars, une estimation
qui, cependant, est jugée "exagérée" par un expert de l'ONU. Mais
Victor Bout gagne doublement, comme intermédiaire à la commission et
comme transporteur. En une année, vers la seule destination du Togo,
qui est alors la grande plaque tournante pour l'approvisionnement de
l'Unita, le mouvement rebelle angolais, TAN opère 38 vols à partir de
Burgas, port bulgare de la mer Noire.
La période flamande prend fin à l'été 1997. Victor Bout vient
d'acquérir une villa aux abords d'Ostende, mais l'ONG américaine Human
Rights Watch attire sur lui l'attention des autorités belges en le
dénonçant comme fournisseur d'armes des extrémistes hutus dans l'est
du Zaïre, qui ont fui le Rwanda après le génocide de 1994. Le Russe
rapatrie une partie de ses avions en Afrique. Pour mieux vendre la
mort à des clients sans argent, il se spécialise dans le trafic des
"diamants de guerre", via Kisangani, place forte des rebelles du
Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Aujourd'hui décédée,
une soeur d'Alphonse Onusumba, l'actuel président du RCD, est alors
l'épouse de Sanjivan Ruprah, l'incontournable Indo-Kényan. A en croire
un diamantaire libanais, la valeur des gemmes congolaises, angolaises,
sierra-léonaises exportées en fraude depuis Kisangani aurait dépassé
"100 millions de dollars par an". Puis, lors de la "ruée" sur le
coltan dans l'est du Congo, la contrebande de ce minerai high-tech
s'ajoute aux activités de Victor Bout.
Cependant, en quittant Ostende, le Russe a choisi comme nouvelle base
les Emirats arabes unis (EAU). Depuis Charjah, Dubaï et Ras-al-Khaïma,
il relance ses opérations en Europe de l'Est, où il crée une compagnie
de charters, Ibis, et en Asie centrale, notamment en Afghanistan, où
il avait déjà l'habitude de travailler avec les moudjahidins
antitalibans. Pour cette raison, un contentieux l'oppose depuis un an
aux islamistes afghans : en s'emparant de Kandahar, en 1996, ceux-ci
ont saisi un avion qu'il avait affrété. L'appareil, qui appartient à
la compagnie Aerostan, basée à Kazan (Tatarstan), transportait des
armes chargées en Albanie et destinées aux forces afghanes du
président Rabbani.
Est-ce en négociant le départ de cet avion et de son équipage pris en
otage que Victor Bout change de camp et fait affaire avec les talibans
? La CIA et le MI6 britannique l'affirment. Le fait est qu'il a alors
rencontré le mollah Omar, le chef des "étudiants" de la foi
islamique. Puis, après la prise de Kaboul par les intégristes, fin
septembre 1998, il assure la maintenance de la compagnie afghane
Ariana Airways et de l'aviation des talibans, équipées d'appareils
soviétiques. Enfin, des vols charters - plusieurs par semaine - se
mettent en place entre Dubaï et Kandahar. La compagnie assurant cette
liaison, Flying Dolphin, appartient à un ancien ambassadeur des
Emirats à Washington, Abduallah Bin Zayed, associé en affaires avec
Victor Bout. Ce dernier l'a aidé à faire enregistrer, au Liberia, une
autre de ses compagnies de transport, Santa Cruz Imperial.
Les Emirats arabes unis sont l'un des trois pays au monde à avoir
reconnu le régime des talibans. En novembre 2000, malgré des pressions
américaines "au plus haut niveau", Abou Dhabi refuse de mettre fin aux
"activités" de Victor Bout à partir de son sol. A l'époque, les
Etats-Unis mènent, depuis huit mois, une enquête classée "secret" sur
les réseaux du trafiquant. Cette investigation sera relancée après le
11 septembre, sans aboutir à une mise en accusation formelle de Victor
Bout. Celui-ci fait le mort, cherche à se faire oublier. Il y serait
peut-être parvenu si, le 8 février, une pièce maîtresse de sa galaxie
n'était pas tombée.
Ce jour-là, à Uccle, près de Bruxelles, Sanjivan Ruprah est arrêté par
la police belge au domicile de sa compagne. Du même âge que Victor
Bout, 35 ans, l'Indo-Kényan figure sur la liste des "personnes
interdites de voyage" par les Nations unies, pour avoir trafiqué des
armes ou des diamants en Afrique. Mais ce n'est pas pour cela que le
parquet de Bruxelles le poursuit. Officiellement, il lui est reproché
la possession de faux papiers et son implication dans une affaire de
fausse monnaie : des francs congolais devaient être imprimés en grande
quantité en Argentine, puis acheminés dans l'est de l'ex-Zaïre, où ils
auraient été mis en circulation dans la zone contrôlée par le RCD. Il
n'est pas exclu que ces motifs ne soient qu'un prétexte pour le mettre
"au frais". Soupçonné d'être l'associé africain de Victor Bout (ce que
son avocat, Me Luc De Temmerman, dément), l'Indo-Kényan a été en
contact suivi avec des agents de la CIA, au grand dam des services
belges...
Quelles tractations la CIA peut-elle bien engager avec un proche du
"principal fournisseur d'Oussama Ben Laden" ? A ce sujet, il n'y a que
des informations invérifiables. Du temps qu'il livrait des armes à
l'Alliance du Nord, Victor Bout aurait rendu service aux Américains,
alors désireux de ne pas apparaître en première ligne. Aussi, selon
une source dans le monde du renseignement, la CIA aurait-elle négocié
avec Sanjivan Ruprah, pour lui-même, mais aussi pour Victor Bout, "un
échange d'informations sur le réseau d'Al-Qaida contre l'impunité
judiciaire et la carte verte, qui leur aurait permis de s'installer
aux Etats-Unis". Les services belges, près du but dans leur propre
enquête, auraient coupé court à ces contacts en "cueillant" Ruprah. La
même source affirme qu'en voyageant, fin février, avec cinq autres
personnes à bord d'un avion privé en Europe de l'Ouest, Victor Bout
n'aurait échappé à son arrestation, à l'instigation des autorités
belges, que grâce à la sage précaution d'avoir inclus dans son
itinéraire une escale ne figurant pas sur le plan de vol...
Vrai ou faux, l'homme de l'ombre a éprouvé le besoin de sortir de
l'obscurité. Le 28 février, il a fait irruption dans les studios d'une
radio privée, Echos de Moscou, à quelques centaines de mètres
seulement du Kremlin. A micro ouvert, le journaliste Vladimir
Barfolomeev l'a longuement interrogé, avant de lire, en direct à
l'antenne, une dépêche de l'agence Interfax qui venait de tomber. "Le
bureau d'Interpol en Russie a annoncé qu'il recherche depuis quatre
ans Victor Bout, qui est soupçonné d'avoir fourni des armes à
l'organisation Al-Qaida", disait le texte. Un porte-parole, Igor
Tsiroulnikov, a déclaré : "Aujourd'hui, nous pouvons affirmer avec
certitude que Victor Bout ne se trouve pas sur le territoire de
Russie". Hilarité générale.
Quelques jours plus tard, le 4 mars, le service de sécurité fédéral,
héritier de l'ex-KGB, rectifie le tir dans un communiqué qui tient en
une phrase : "Il n'y a pas de fondement pour affirmer que ce citoyen
russe a commis des actes illégaux." Le même jour, lundi 4 mars, Victor
Bout donne suite aux demandes d'entretien du Monde. Le contact a été
établi par des intermédiaires. C'est lui qui appelle, en passant par
une assistante qui, une demi-heure avant la rencontre, annonce le lieu
du rendez-vous : un restaurant japonais du centre de Moscou.
Dans l'arrière-salle, loin des regards, en compagnie de deux femmes et
d'un garde du corps, Victor Bout y reçoit notre correspondante,
Natalie Nougayrède. Grand, la moustache taillée de près, costume
sombre et cravate rouge, l'homme feint la décontraction, mais ne
semble pas tout à fait sûr de ses protections. D'une façon un peu
hésitante, à sa demande, il s'exprime en français. Il se lance dans
une litanie de dénégations. Non, il n'a jamais travaillé pour Al-Qaida
; non, son beau-père n'est pas un ancien directeur adjoint du KGB,
mais était "enseignant dans une école professionnelle" ; non, il n'a
transporté ni armes de guerre ni diamants, "mais des soldats français,
quand ils devaient être déployés dans l'est du Zaïre, en 1994, lors de
l'opération "Turquoise". Est-ce que ça compte pour du trafic d'armes
?"
Victor Bout ressemble à "Monsieur Arkadin", l'antihéros du roman
d'Orson Welles que celui-ci a lui-même incarné à l'écran, en
1955. Enfermé dans un labyrinthe identitaire, il veut mettre quelqu'un
sur sa piste, dans une ultime tentative de se reconnaître. "Il fallait
que je dise que je suis ici, que je n'ai pas peur", insiste-t-il, en
jurant n'avoir jamais changé d'adresse à Moscou. "S'ils me cherchent,
je ne sais pas pourquoi ils ne me trouvent pas." Mais pourquoi ne se
présente-t-il pas à la justice belge ? "J'attends ici. Je suis comme
en vacances, répond-t-il. Si ce sont des professionnels qui mènent
l'enquête en Belgique, elle se terminera d'elle-même."
Enquête réalisée par Afsane Bassir Pour à New York, au siège des
Nations unies, Natalie Nougayrede à Moscou, Jean-Philippe Rémy à
Nairobi, Jean-Pierre Stroobants à Bruxelles.