Citation
Toi qui entres à la BNF, n'oublie pas Fernand Iveton.
Maurice Audin fut arrêté le 12 juin 1957, puis assassiné, par des parachutistes de la 10ème Division Parachutiste, commandée par le général Massu. Ils agissaient dans le cadre des pouvoirs de police attribués, à Alger, à la 10ème DP, le 7 janvier 1957, par le ministre résidant en Algérie, Robert Lacoste.
Cette décision était elle-même une application de l'article 11 du décret n° 56-274 du 17 mars 1956 pris en Conseil des ministres, qui indiquait qu'en Algérie « le Gouverneur général peut instituer des zones dans lesquelles la responsabilité du maintien de l'ordre passe à l'Autorité militaire qui exercera les pouvoirs de police normalement impartis à l'Autorité civile ». Ce décret portait les signatures du président du Conseil Guy Mollet, de Robert Lacoste, du ministre de la Défense et des Forces armées, Maurice Bourgès-Maunoury, et du ministre d'Etat, Garde des sceaux, chargé de la Justice, François Mitterrand. Ce décret avait été pris en Conseil des ministres à la suite du vote, le 12 mars 1956, par l'Assemblée nationale, à une écrasante majorité [1], de la loi sur les « pouvoirs spéciaux » réclamés par Guy Mollet, dont l'article 5 indiquait : « le Gouvernement disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire. Lorsque les mesures prises en vertu de l'alinéa précédent auront pour effet de modifier la législation elles seront arrêtées par décret pris en Conseil des ministres ». C'est ce qui avait été fait cinq jours plus tard. Cette loi portait la signature de François Mitterrand.
Nous voici au coeur de ce que j'appellerai l'amnésie volontaire française. N'est-il pas troublant que cette cérémonie pour la vérité sur l'assassinat de Maurice Audin se tienne en cette Très Grande Bibliothèque Nationale de France qui porte, en hommage, le nom de l'ancien Garde des sceaux devenu Président de la République française ?
On me dira, peut-être, que lorsque Maurice Audin fut arrêté, le gouvernement Guy Mollet avait chuté depuis trois semaines, à la suite de sa mise en minorité par l'Assemblée nationale, le 21 mai 1957, et que François Mitterrrand n'était donc plus ministre. C'est oublier que Bourgès-Maunoury ne succéda à Guy Mollet comme Président du conseil qu'à partir du 13 juin 1957 et que jusqu'à cette date l'intérim fut assuré par le précédent gouvernement. Mais là n'est pas l'essentiel. L'essentiel est qu'en juin 1957, à Alger, les parachutistes de la 10ème DP continuaient à agir selon les méthodes qu'ils employaient depuis cinq mois, sous les ordres et couverts par le gouvernement Guy Mollet. Maurice Audin ne fut que l'un des « disparus » dont Paul Teitgen établit le nombre à plus de 3 000, uniquement pour Alger. François Mitterrand est resté solidaire de ce gouvernement qui fut le plus long de la 4ème République. Il n'en démissionna pas, à la différence d'Alain Savary ou de Pierre Mendès-France.
Revenons aux « pouvoirs spéciaux » dont il fut l'un des principaux responsables de la conception puis de la mise en oeuvre. Le décret n° 56-268 du 17 mars 1956 généralisait le recours à la Justice militaire en Algérie. En son article 1er, il indiquait que « les juridictions militaires établies en Algérie pourront être saisies, même dans la phase de l'instruction, de tous les faits commis postérieurement au 30 octobre 1954 ». Son application était donc rétroactive et concernait notamment « tous crimes contre la Sûreté intérieure de l'Etat », « la rébellion avec armes », « d'une manière générale, tous crimes ou délits portant atteinte à la Défense nationale ». En son article 3, il prévoyait que « des perquisitions pourront être faites de jour et de nuit dans le domicile des citoyens ». En son article 4, il indiquait que « les recours formés contre les décisions rendues par les Tribunaux permanents des Forces armées resteront de la compétence du Tribunal de cassation permanent des Forces armées ».
Le décret n° 56-269 du 17 mars 1956, en son article 1er, prévoyait « la traduction directe sans instruction préalable devant un Tribunal permanent des Forces armées des individus pris en flagrant délit de participation à une action contre les personnes ou les biens (...) même si ces infractions sont susceptibles d'entraîner la peine capitale, lorsqu'elles auront été commises par des auteurs porteurs d'armes, d'explosifs, de munitions, de matériel de destruction ou d'effets d'équipement ou d'habillement militaire ». En son article 2, il indiquait que « le Tribunal des Forces armées connaîtra immédiatement de toutes les infractions qui lui auront été ainsi déférées. Aucun délai n'est imposé entre la citation de l'inculpé devant le Tribunal des Forces armées et la réunion de celui-ci ».
Le décret n° 56-270 du 17 mars 1956 concernait les « peines applicables en Algérie aux individus coupables de désertion à une bande armée » et prévoyait que « les coupables seront punis de la peine de mort avec dégradation militaire si la désertion a été commise avec emports d'armes ou de munitions ». C'est en application de ce décret que l'aspirant Henri Maillot sera condamné à mort par contumace avant d'être assassiné, début juin 1956, lors d'un accrochage avec des militaires français.
Le décret n° 56-274 du 17 mars 1956, que j'ai déjà évoqué à propos du transfert des pouvoirs de police à l'armée, prévoyait également, notamment, que le Gouverneur général (devenu Ministre résidant en Algérie), peut « instituer les zones ou le séjour des personnes est réglementé ou interdit ». Il s'agissait des zones interdites qui devaient être évacuées par leurs habitants et à l'intérieur desquelles toute personne y circulant était abattue. Le complément de cette décision était l'instauration de camps de regroupement pour les populations concernées. Dans l'Est de l'Algérie, à partir du mois de mai 1956, Maurice Papon se montrera particulièrement actif dans l'application de cette disposition. Ce décret permettait également, entre autres, de « réglementer l'entrée, la sortie ou le séjour dans tout ou partie du territoire de toute personne française ou étrangère et en interdire l'accès ou le séjour à ceux dont la présence est de nature à entraver de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics » ; de « prononcer l'assignation à résidence surveillée ou non de toute personne dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité ou l'ordre publics. L'autorité responsable du maintien de l'ordre prendra toutes dispositions pour assurer la subsistance et l'hébergement des personnes astreintes à résidence et, le cas échéant, de leur famille ». « L'assignation à résidence » dont il était question désignait en fait les camps d'internement contrôlés par l'armée. Le décret permettait également de « prendre toutes mesures pour contrôler l'ensemble des moyens d'expression et notamment la presse et les publications de toute nature ainsi que les télécommunications, les émissions radiophoniques, les projections cinématographiques, les représentations théâtrales », ainsi que « par décision immédiatement exécutoire, muter, suspendre ou remettre à la disposition de son administration d'origine tout fonctionnaire ou agent des services publics dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité ou l'ordre publics ».
Le décret n° 56-286, pris le 26 mars 1956, prévoyait, quant à lui, que les Tribunaux militaires seraient présidés par des magistrats volontaires, promus pour l'occasion au grade de colonel ou lieutenant-colonel.
Voilà ce que permettaient ces pouvoirs spéciaux. Pour m'en tenir à ce qui engage directement la responsabilité du Ministre de la Justice François Mitterrand, je voudrais maintenant évoquer les exécutions capitales par la guillotine de combattants algériens condamnés à mort. François Mitterrand porte la responsabilité historique d'avoir fait procéder aux premières exécutions capitales de la guerre d'Algérie, le 19 juin 1956. Depuis fin 1954 - début 1955, des condamnations à mort avaient été prononcées mais, jusque-là, aucune n'avait été exécutée. C'était d'ailleurs une des principales revendications des milieux ultras dont l'influence était dominante parmi la population européenne d'Algérie. Ils ne cessaient de réclamer l'exécution des condamnés à mort. C'est dans ces conditions qu'eurent lieu, à Alger, le 19 juin 1956, les exécutions capitales de Hamida Zahana et Abdelkader Ferradj. Qui étaient-ils ? Zahana, que l'on appelle souvent, à tort, Zabana, était un militant expérimenté. Il avait déjà été arrêté en 1950, torturé (car la torture était employée, en Algérie, par la police bien avant 1954), et emprisonné à Alger jusqu'en 1953. Ayant rejoint le combat armé en 1954, il avait été fait prisonnier, dès le mois de novembre, lors d'un accrochage avec les troupes françaises. Sachant ce qu'était la torture et pour être sûr de ne pas parler sous les supplices, il s'était tiré une balle dans la tête. Il n'était pas mort. La balle était ressortie par l'oeil gauche. Il avait été opéré et on lui avait mis un oeil de verre. C'est dans ces conditions qu'il avait été condamné à mort le 3 mai 1956.
Abdelkader Ferradj, lui, n'était pas un militant et, d'après ceux qui l'ont côtoyé à la prison Barberousse, il n'avait rien à voir avec les faits qui lui étaient reprochés.
Zahana et Ferradj furent les premiers d'une longue liste de combattants algériens guillotinés. En réalité, il s'agissait de prisonniers de guerre dont l'Etat français refusait de reconnaître le statut. Le FLN avait prévenu que si des combattants étaient guillotinés, des représailles auraient lieu. Dès le lendemain des exécutions de Zahana et Ferradj, des groupes armés du FLN sillonèrent les rues d'Alger avec pour mission d'abattre les Européens qu'ils croiseraient, à l'exception des femmes, des enfants, des vieillards. Ce fut ainsi que débuta le cycle infernal des représailles à Alger. Par la suite, il y eut un attentat en pleine Casbah, rue de Thèbes, dont on parle rarement en France, qui fit des dizaines de morts dans la population algérienne, commis par un groupe lié aux services spéciaux français. C'est en représailles à cet attentat qu'eurent lieu les attentats du Milk Bar, de la Cafeteria, ce qui ne les justifie pas pour autant.
Parmi ces guillotinés, je voudrais vous parler également de Fernand Iveton. Ouvrier, communiste, Fernand Iveton avait rejoint le FLN. Sans avoir tué ni voulu tuer, ni même blessé qui que ce soit, il fut jugé et condamné à mort par le Tribunal militaire d'Alger, dix jours après son arrestation, en application du décret n° 56-269. Il fut guillotiné à la prison Barberousse, à Alger,le 11 février 1957, en compagnie de deux autres combattants algériens, Mohamed Ouenouri et Mohamed Lakhnèche [2]. On sait qu'au Conseil supérieur de la magistrature, dont il était vice-président de droit, François Mitterrand a voté la mort de Fernand Iveton, comme a pu le vérifier Benjamin Stora. En cette Très grande bibliothèque Nationale de France qui honore François Mitterrand, rappelez-vous de Fernand Iveton !
En définitive, au point où nous en sommes, la question qui se pose maintenant aux uns et aux autres, responsables politique et de l'Etat, est la suivante : vous savez ce que fut l'action de l'Etat français. L'assumez-vous, la justifiez-vous aux yeux du monde, aux yeux de l'Algérie, aux yeux de l'avenir ? Votre silence honteux vaudra acquiescement.
Jean-Luc Einaudi
P.-S.
Par Sadek Hadjeres, Le message de Fernand Iveton à ses compatriotes.
Notes
[1] A l'issue de cette conférence, une auditrice m'a fait remarquer à très juste titre que ces « pouvoirs spéciaux » avaient été votés notamment par le groupe des députés communistes français.
[2] Sur l'affaire Iveton, voir mon livre Pour l'exemple - L'Harmattan -1986- On peut également se reporter au livre de Benjamin Stora et François Malye François Mitterrand et la guerre d'Algérie- Calmann-Lévy-2010.