Fiche du document numéro 17203

Num
17203
Date
Samedi 20 février 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
120019
Pages
4
Urlorg
Titre
On savait
Sous titre
Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, Président de la République française, au sujet du Rwanda
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Monsieur le Président,

Vous avez décidé de vous rendre au Rwanda à la fin de ce mois-ci. Cette visite officielle est en soi un événement porteur d’une grande charge symbolique et d’une certaine espérance : la réconciliation avec un peuple auquel on a fait subir le martyr. Alors n’ayons pas peur des mots : ayez le courage, l’audace de dire à Kigali les mots qu’il faut, de poser les actes que l’histoire et la justice exigent, réclament, commandent depuis plus de 15 ans maintenant.

Monsieur le Président, comme vous le savez d’avril à juillet 1994, pendant cent jours, chaque jour, chaque minute des Rwandais, coupables d’être nés Tutsi, ont été identifiés, désignés, pourchassés, contestés dans leur droit à l’existence, massacrés systématiquement. Un million de Rwandais sont ainsi morts de mille morts dans une souffrance indicible, dans la solitude la plus absolue, trahis par la communauté internationale. Oui, tout le monde savait. On savait ; on ne pourra jamais dire qu’on ne savait pas.

On savait que l’armée, les milices, l’administration étaient sur pied de guerre, que l’appareil bureaucratique, tatillon, routinier, ce monstre froid était mobilisé ; on savait que les machettes, déjà distribuées, étaient prêtes à l’emploi ; on savait ce qui allait advenir : le programme – pensé, cogité, réfléchi – était connu de tous, annoncé, diffusé chaque jour sur les ondes de la Radio Télévision des Milles Collines (RTLM): l’extermination de tous les Tutsis, du nouveau-né au vieillard. Le monde savait et le monde n’a rien fait. Le général Dallaire, commandant de la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) : « Nous aurions pu sauver des centaines de milliers des gens mais cela n’intéressait personne. » On savait et, le cœur sec, on a choisi de regarder ailleurs, de ne pas voir, de laisser faire. La communauté internationale – par son indifférence – a failli au Rwanda à son devoir d’humanité. Elle a commis un crime d’indifférence et de silence.

Pire : le génocide contre les Tutsi du Rwanda, ce crime absolu, a été facilité, rendu possible par le soutien – agissant ou passif – de certaines puissances. Vous l’aurez compris, monsieur le Président, je pense ici, à notre chère France. Qu’a-t-elle fait, en effet, qu’a fait la patrie des Droits de l’Homme au Rwanda ? Elle a abdiqué d’elle-même ; elle a rejeté aux oubliettes ses propres valeurs, les valeurs fondatrices de la République.

Les faits sont là, têtus, accablants : la France a-t-elle eu connaissance de la préparation du génocide ? Oui. Dès le 13 octobre 1990, l’attaché militaire de l’Ambassade de France à Kigali, annonce dans un télégramme classé secret défense adressé à l’Elysée que quelque chose de grave est en cours ; voici ce qu’il écrit: « Les paysans Hutus organisés par le MRND (parti présidentiel) ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines. Des massacres sont signalés dans la région de Kibilira à 20 kilomètres au Nord-Ouest de Gitarama. » Deux jours plus tard, dans une note datée du 15 octobre, l’Ambassadeur Georges Martres met en garde déjà contre l’éventualité d’un « génocide », d’une « extermination des Tutsis ». Deux ans et quelques mois plus tard, le 19 janvier 1993, le même Ambassadeur affirme dans un nouveau télégramme que le président rwandais aurait lui-même intimé « l’ordre de procéder à un génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats ». Le 18 février, un télégramme de la DGSE fait état de la préparation d’un « vaste programme de purification ethnique dirigé contre les Tutsis. » Aucun doute n’est permis, tous les documents l’attestent : la France savait ce qui se tramait au Rwanda en temps réel. Les informations transmises étaient précises, détaillées, d’une évidence hallucinante.

Oui, mais… pourrait-on rétorquer, la France savait ; elle savait comme tout le monde, comme les autres pays. Sauf que… . Sauf qu’elle a soutenu et porté à bout de bras le régime génocidaire. Impossible ! Inimaginable ! Affabulation ! Impensable ! La France, nation civilisée, ne pouvait pas, ne peut pas… Hélas, oui ! Les faits, rien que les faits. Qui a armé et formé les auteurs du génocide ? La vérité des faits, la vérité des archives : le 8 octobre 1990, l’Amiral Lanxade, alors chef d’Etat major particulier écrit à François Mitterrand : « La situation au Rwanda demeure très préoccupante … J’ai eu deux entretiens téléphoniques avec le Président rwandais qui m’a renouvelé les demandes d’appui aérien et d’engagement de nos unités terrestres. Je lui ai confirmé que nous ne pouvions répondre favorablement à cette requête en indiquant que la seule présence de nos forces avait déjà un effet stabilisateur. Des munitions lui ont été fournies dans les premiers jours de la crise. Un petit lot de roquettes pour l’armement de ses hélicoptères pourrait utilement lui être envoyé maintenant. »

De retour d’une mission à Kigali avec le ministre de la coopération, Marcel Debarge, un haut fonctionnaire de la cellule africaine de l’Elysée, Dominique Pin, aborde dans le même sens que l’amiral dans son rapport daté du 2 mars 1993 : « Notre stratégie indirecte d’appui aux Forces armées rwandaises a atteint ses limites. La protection de notre communauté et celle des autres expatriés implique que nous augmentions notre aide à l’armée rwandaise pour que Kigali tienne. »

Le 22 mai 1994, en plein génocide, le Président rwandais dépose sa machette, le temps de la rédaction d’une lettre de remerciement destinée à son homologue français: « Monsieur le Président, le peuple rwandais vous exprime ses sentiments de gratitude pour le soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour. En son nom, je fais encore une fois appel à votre généreuse compréhension et à celle du peuple français en Vous priant de nous fournir encore une fois votre appui tant matériel que diplomatique. Sans votre aide urgente nos agresseurs risquent de réaliser leurs plans et qui Vous sont connus. » Voilà les faits avérés ! Ils sont nombreux, concordants, gravissimes, épouvantables : oui, hélas, la France a bel et bien apporté son soutien à un régime génocidaire ; ce qui n’aurait jamais dû être a eu lieu.

Mais comment expliquer une telle faute historique ? Quelle signification à cet engagement de la « patrie des Droits de l’Homme » aux côtés d’acteurs politiques aussi monstrueux ? Erreur d’appréciation, ignorance des réalités rwandaises ? Lâcheté, aveuglement volontaire ? Attachement incestueux à une caste de dirigeants africains issus de la vieille école, personnages désarticulés, dociles, obéissant au doigt et à l’œil ? Nostalgie d’une Afrique béni oui-oui, d’une Afrique révolue qui n’aurait pas d’être propre? Etroitesse d’esprit ? Arrogance impardonnable ? Ou alors, tout simplement, posture politique fondamentaliste de défense d’un mythique pré-carré français, jugé indivisible, immuable, intouchable? Sauvegarde des intérêts stratégiques de la France à tout prix, y compris celui du sang d’un million de Tutsi ? Exigences du réalisme politique, réalisme politique glacial? Et l’éthique dans tout cela? Que devient un pays quand, aux yeux de ses décideurs, ne compte plus que l’obsession de la sauvegarde de ses fameux intérêts stratégiques ; oui, que devient ce pays quand l’éthique perd tout pouvoir au nom de la real politique? L’expérience rwandaise nous répond : ce pays sombre tout simplement dans la négation de sa propre conscience morale ; clivé, il glisse subrepticement dans l’abîme, dans le néant.

Monsieur le Président, le prestige moral de la France dans l’arène internationale a été terni par cette faute historique et … ses suites. Les suites ? Ces bataillons de propagandistes, de falsificateurs de l’histoire déployés pour nier ou relativiser la réalité du génocide ; ces escadrons de la thèse du double génocide décidés à prolonger l’anéantissement premier par un négationnisme éhonté, sans gêne pour la mémoire des morts et la souffrance des survivants. Les suites ? Ce déni de reconnaissance, cette négation de l’humanité des victimes, cette longue éclipse vocale de la France quand il s’est agi de nommer la vérité, de qualifier les mécanismes et de désigner les responsabilités à l’origine du génocide.

Mais comment apurer aujourd’hui ce passif, ce lourd passif ? Comment clôturer ce passé ? Est-il d’ailleurs possible de réparer l’histoire ? Symboliquement, politiquement, matériellement ? « La réparation du monde » est-elle possible ? Oui, Monsieur le Président, évidement, oui ; et, il vous revient, il vous appartient, vous en avez le pouvoir, de réparer ce qui est encore réparable. Et l’enjeu ici, est moins celui de l’indemnisation du passé que celui de l’accompagnement du Rwanda dans la reconstruction de son avenir. Un accompagnement qui doit être massif, intégral, durable dans le respect des priorités définies par les Rwandais eux-mêmes.

Monsieur le Président, quand vous prendrez la parole à Kigali, le monde entier vous écoutera attentivement. Le Rwanda c’est « de re nostra agitur », c’est quelque chose qui nous concerne tous. Ne vous perdez donc pas en discours convenus, tièdes, ravalés, enroués ; parlez clair, parlez avec limpidité. Allez droit au but : soyez vrai avec la vérité ; soyez à la hauteur de Bill Clinton et du premier ministre belge, Guy Verhofstadt, présentant leurs excuses au nom de leurs peuples aux victimes du génocide. Soyez tout autant audacieux, ayez l’audace d’aller au devant de l’avenir : le souci de l’avenir est dans une nouvelle parole politique en rupture avec cette praxis africaine de la France qui fut au Rwanda, étrangère, absolument, totalement étrangère à la défense de la vie et de l’égalité des hommes. Une telle démarche de rupture vous grandirait au regard de l’histoire.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024