Citation
C'est un tournant, le dernier virage avant le no man's land. Un gendarme
rwandais tient le barrage constitué d'une planche cloutée. Un
parachutiste français observe à la jumelle les collines qui se
chevauchent doucement en direction de Butaré. Le Front patriotique
rwandais (FPR) a pris la ville, dimanche 3 juillet, sans grande
résistance. Mais s'il veut continuer sa progression vers l'ouest, il
trouvera désormais les troupes françaises devant lui. L'ordre a été
donné, lundi 2 juillet, en début d'après-midi, aux soldats du colonel
Thibaut, postés à Gikongoro : « On ne passe plus, résume le colonel. Si
le FPR vient et menace les populations, nous tirerons sur le FPR. »
Une jeep française est postée dans le virage, situé à 28 kilomètres de
Butaré. Equipée de missiles antichars Milan, elle est garée un peu en
retrait du barrage rwandais, mais sa présence consacre une sorte
d'alliance objective entre les forces gouvernementales et les soldats de
l'opération Turquoise
. Quelle que soit la raison humanitaire qui est
donnée, la France a, de fait, choisi son camp. Elle s'écarte de la
neutralité qu'elle tentait d'observer en secourant des populations
indifférenciées, et, dans les faits, elle devient sur place une sorte de
force d'interposition, mission que le général Lafourcade avait jusque-là
réfutée.
Selon le colonel Thibaut, il se trouve « en face » quelque deux mille
combattants du FPR. Les Français, qui attendent de leur côté le renfort
de trois cents légionnaires, sont cent cinquante dans ce qui devient une
position stratégique du conflit rwandais.
A Gikongoro, le commandement français est installé dans le village de
l'association SOS Enfants, déserté par ses occupants. Au sommet d'une
colline, l'endroit domine la campagne vallonnée, plantée de thé, que
l'on cultive en terrasses, dans ce pays d'altitude, et que l'on récolte
à quelques kilomètres du front, car c'est la saison. De front, il semble
d'ailleurs qu'il n'y en ait pas. Rien de fixe ou de rectiligne. Le FPR a
encore fait, dimanche, la preuve de sa capacité d'enveloppement et
d'apparition subite lorsque, à la sortie ouest de Butaré, militaires
français et journalistes se sont trouvés face à des rebelles arrivés
d'on ne sait où.
Une armée gouvernementale en déroute
Il était d'ailleurs difficile d'identifier ces combattants du FPR dans
la fuite collective de paysans, de militaires en uniforme, de fugitifs
ou de déserteurs qui marchaient sans bruit ni panique, comme si le temps
était la dernière chose qui leur était comptée.
A l'entrée du PC français de Gikongoro, les « visiteurs » attendent.
Trois Russes, épouses de Rwandais, récupérées à Butaré avec leurs
enfants, sont en instance d'évacuation par un hélicoptère Puma.
L'évêque, Mgr Augustin Misago, réclame des forces françaises « assez de
fermeté pour que cette guerre fratricide qui n'a plus de sens puisse
s'arrêter ».
Les voitures des officiers rwandais qui se présentent au portail sont
poliment refoulées. L'armée gouvernementale est dans un état de déroute
indescriptible. Certains soldats sont à leur poste mais leur tâche ne
consiste souvent qu'à ouvrir et refermer les barrages au passage des
véhicules. D'autres, assis à l'arrière de camionnettes bourrées de
familles, semblent se replier avec une arme qu'ils ne quittent pas, sans
qu'on puisse en discerner l'utilité. A Kigémé, à l'ouest de Gikongoro,
une école militaire continue d'officier. Dimanche, les recrues se
livraient à une partie de football très disputée, à une cinquantaine de
kilomètres d'un front vers lequel, semble-t-il, rien ne les pressait.
Lundi, plusieurs centaines d'entre eux effectuaient un jogging épuisant,
torse nu, sous le regard de dizaines de militaires blessés, accompagnés
de leur famille. Tous semblent se replier sous le parapluie français.
Dans l'après-midi de lundi, les militaires français se sont installés
autour de Gikongoro, une ville de commerce où des réfugiés de la
première heure se sont reconvertis dans des activités diverses à
destination des suivants. Des voitures à haut-parleur de la préfecture
sont passées dans les rues pour informer les habitants qu'il n'était
plus nécessaire de fuir. Ce qui n'a pas empêché les véhicules
administratifs de Butaré de prendre la direction de la frontière.
Les commandos de l'air français protègent un camp de Tutsis et l'armée
tient à souligner qu'elle empêche « qui que ce soit » de menacer « toute
population civile quelle qu'elle soit ». Les commandos de marine ont, de
leur côté, pris position, avec une vingtaine de véhicules, dans un camp
de réfugiés qui accueille quelque 50 000 personnes à Cyanika. Une
avancée du FPR les aurait d'autant plus contraintes à un nouvel exode
que la plupart d'entre elles viennent de régions où les massacres de
Tutsis ont été effroyables. « C'est toujours une opération humanitaire.
Au sens sécuritaire », dit le colonel Thibaut.
Sous l'église Notre-Dame-de-la-Paix de Cyanika, les réfugiés ont
construit des abris avec des feuilles d'eucalyptus séchées. Certains se
sont installées dans des maisons détruites pendant les massacres et dont
les fenêtres ont été reconstituées. Trois mois après le début de
l'horreur, on peut choisir d'être amnésique. Il suffit de parler, au
hasard, à la première victime francophone qui se présente pour que la
mémoire se réveille. C'est un brave homme, joyeux, qui a un ami à Lille.
Il vient du village de Nyamata, dans le Bugesera, où il était
catéchiste, un village dont le seul nom évoque le martyre de centaines
de personnes massacrées dans l'église. Cinq mille habitants de Nyamata
sont réfugiés dans le camp.
Doc: avec un dessin de Serguei