Citation
KIGALI
de notre envoyé spécial
Alors que les feux de l'actualité étaient braqués sur l'ouest du pays, à
la frontière zaïroise, où les troupes françaises recevaient la visite du
ministre de la défense, François Léotard, Kigali a vécu, mercredi 29
juin, une autre journée de guerre...
Les belligérants campent sur leurs positions. L'armée gouvernementale,
la garde présidentielle et la gendarmerie semblent indélogeables de leur
fief du centre-ville. Depuis plusieurs semaines, ils subissent le feu
des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), qui les assiègent et
les bombardent, à intervalles presque réguliers, des hauteurs de la
ville.
A certains endroits, les tranchées du FPR sont toutes proches de celles
des forces armées rwandaises (FAR). Les routes et les points
stratégiques sont contrôlés par les uns ou par les autres. Il est
impossible de circuler en « zone FPR » sans une escorte armée et une
autorisation spéciale. Seuls les véhicules de la mission des Nations
unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) peuvent traverser les lignes
et se rendre d'une zone à l'autre. Mais le drapeau bleu de l'ONU, s'il
est respecté, ne met pas les « casques bleus » à l'abri de tout danger.
Un capitaine sénégalais et un major uruguayen ont été tués récemment
alors qu'ils circulaient en ville. Depuis l'arrivée de la MINUAR au
Rwanda, treize « casques bleus » ont été tués et six autres grièvement
blessés.
Un photographe argentin travaillant pour l'agence américaine Associated
Press a été blessé mardi soir alors qu'il se trouvait dans une chambre
au deuxième étage de l'hôtel Méridien, considéré théoriquement comme une
zone neutre sous la protection des « casques bleus » tunisiens. En
déplorant « l'incident », Jean-Guy Plante, le porte-parole militaire de
la MINUAR, n'a voulu « exclure aucune hypothèse » : Ricardo Mazalan peut
avoir été atteint par « une balle perdue » comme il peut avoir été
touché « délibérément », a-t-il dit.
La ville est dévastée. Tous les quartiers ont été touchés. Aucune
maison, aucun édifice, que ce soit au centre-ville ou dans les
faubourgs, n'a été épargné.
Les principales artères montrent comme autant de stigmates les trous
laissés par les explosions d'obus de tout calibre. Elles sont jalonnées
de carcasses de voitures, criblées de balles ou calcinées.
En pleine zone gouvernementale, l'Hôtel des Mille Collines, où il
faisait bon séjourner il n'y a pas si longtemps, n'est plus que l'ombre
de ce qu'il a été. Des milliers de réfugiés s'y sont succédé. Une
ancienne employée, Thérèse Nyirabakiga, règne maintenant sur la carcasse
dévastée de cet ancien fleuron de l'hôtellerie rwandaise. Trente-sept
familles d'employés de l'hôtel et quarante-cinq réfugiés, soit quelque
cent quarante personnes, vivent là, jour et nuit, depuis deux mois et
demi.
La quarantaine alerte, Thérèse essaie d'organiser un semblant
d'activités. Elle vend les boissons stockées dans les caves, achète et
revend ce qu'elle peut encore trouver en ville où, paradoxalement, le
marché semble être régulièrement approvisionné. Certains réfugiés paient
4 000 francs rwandais (1) par jour pour rester aux Mille Collines. Les
autres signent des chèques ou des reconnaissances de dettes... « On ne
sait jamais, dit-elle. L'activité peut reprendre du jour au lendemain,
alors je déposerai tout cela à la banque. » Mais elle avoue bien vite
que l'argent récupéré est partagé entre les membres du personnel « pour
acheter tout ce dont on a besoin ».
Deux rues plus bas, dans l'enceinte de l'ambassade de Tanzanie, plus de
sept cents réfugiés s'entassent dans des conditions précaires. La moitié
d'entre eux sont des citoyens tanzaniens, les autres Hutus et Tutsis
confondus sont tous Rwandais. Ils vivent dans la crainte de voir surgir
un jour les miliciens. Evariste Kayura est là depuis le 8 avril.
Originaire de Cyangugu, au sud-ouest du pays, il vivait à Nyamirambo, un
quartier de Kigali. « Tous les Rwandais qui sont ici voudraient partir
du côté FPR, mais on ne peut plus », dit-il, prenant à témoin une
dizaine d'hommes qui l'entourent.
Damacène reprend au vol ces propos. « Je suis hutu et j'habitais
Nyamirambo. Ce qui se passe est terrible. J'ai vécu plusieurs jours
entre les plafonds et le toit de ma maison. Lundi, j'ai donné 20 000
francs rwandais à un militaire pour qu'il me conduise ici. J'ai eu de la
chance. Un de mes voisins est arrivé mercredi et il m'a dit que, depuis
mon départ, cent sept personnes ont été tuées près de chez nous. Vous
comprenez pourquoi on veut aller se mettre sous la protection du FPR... »
Plusieurs milliers de personnes sont toujours réfugiées à l'intérieur de
l'église de la Sainte-Famille. Le toit percé par l'obus qui a tué cinq
personnes lundi laisse entrer un rayon de soleil qui tombe droit sur
l'autel. Les enfants jouent en courant entre les bancs. Les plus vieux,
exténués, attendent, résignés, sur des matelas ou assis sur les marches
de l'église. Le Père Wenceslas, le vicaire de la paroisse, un prêtre
rwandais, est le seul ecclésiastique resté sur place. « Je ne pouvais
pas partir en abandonnant mes gens, dit-il, je veille sur eux du mieux
que je peux. » Le Père Wenceslas n'est pas un curé comme les autres. Il
porte un gilet pare-balles dont la poche ventrale laisse distinctement
apparaître les contours d'un pistolet automatique.
« C'est un 9 millimètres, confie-t-il, j'en ai besoin pour ma propre
sécurité. On peut vouloir me tuer n'importe quand. »
« Je pensais que vous étiez sous la protection de Dieu ? »
« Par les temps qui courent, cela ne suffit pas. »
Le vicaire-soldat est fidèle à son poste. S'il convient que des
miliciens sont venus « de temps à autre » chercher des Tutsis qu'ils
tuaient ensuite, il explique que d'autres miliciens conduisent « tous
les soirs des dizaines de nouveaux réfugiés » dans son église. « Dans
les milices, il y a des vauriens, mais il y a aussi des jeunes très bien
», affirme-t-il, en soulignant qu'« on ne peut s'opposer à des bandes
armées » et ajoutant : « Dans ces situations-là, il faut de la
persuasion, de la douceur. »
« On se fiche pas mal de la nourriture »
Le Père Wenceslas contrairement aux militaires de la MINUAR est sûr que
les miliciens qui sont venus, il y a une dizaine de jours chercher
plusieurs dizaines de Tutsis « n'ont pas tué soixante personnes mais une
quarantaine ». Il ne sait pas où ils ont été massacrés ni où ils sont
enterrés. Discrètement, dans son dos, une femme affirme qu'ils sont dans
une fosse commune derrière l'économat. Interrogé, le prêtre dément
farouchement. Mais ses convictions politiques sont au moins aussi fortes
que sa foi. « Jamais le FPR ne gouvernera ce pays. Les Tutsis ne
représentent que 8 % de la population. Une minorité ne peut pas diriger
une majorité. Les attaques des rebelles ont mené aux représailles. C'est
de leur faute si autant de Tutsis ont été tués », dit-il en se
justifiant : « Ma mère est tutsie. Il n'y a plus au Rwanda de familles
purement tutsies ou hutues. Au fil du temps, nous sommes tous le produit
d'unions mixtes. »
Les réfugiés de la Sainte-Famille accueillent avec bonheur le camion de
la MINUAR venu leur livrer des sacs de farine, de maïs et des biscuits
énergétiques. Mais personne n'exulte. Tous sont las et souhaitent
partir. « On se fiche pas mal de la nourriture. On veut être évacué et
c'est tout ! dit fermement Félicien, un homme entre deux âges au visage
émacié. La MINUAR doit nous emmener loin d'ici. Il y a trop de miliciens
qui rodent autour et veulent nous tuer. »
Toujours dans le même quartier, au coeur d'une zone contrôlée par les
FAR, l'hôpital du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est
submergé. « Nous avons plus de six cents blessés ici et dans six maisons
avoisinantes », souligne John Sundin, un chirurgien américain qui
pratique au moins dix interventions par jour depuis deux mois. Il est au
bout du rouleau et fume cigarette sur cigarette entre deux opérations.
Alors qu'il s'apprête à recoudre le visage déchiré d'une fillette, des
brancardiers surgissent avec un jeune garçon et sa mère. Le père suit en
hurlant, un nourrisson dans les bras. Le diagnostic est vite fait. Un
filet de liquide rachidien s'écoule d'un trou rond à l'arrière de la
tête du garçonnet. Sans même enfiler un gant, John tâte le crâne. Un
éclat d'obus est entré. « Il ne vivra pas ! » lâche-t-il en se tournant
vers la mère, blessée au bras et à l'abdomen. « Nous n'avons pas de quoi
faire des radios. On verra plus tard si elle a quelque chose dans le
ventre. » Le père se traîne à terre, le bébé dans les bras. L'homme est
connu. Il est ébéniste et fabrique les béquilles que le CICR fournit aux
amputés.
« Un jour calme comme aujourd'hui, on reçoit une centaine de blessés,
explique John. On en garde cinquante, les autres sont soignés et
repartent. Dès qu'ils peuvent marcher les blessés sont renvoyés chez eux »". Une journée de combats sérieux, l'hôpital accueille jusqu'à 400
blessés, civils et militaires. Pour décongestionner l'hôpital, le CICR
et la MINUAR, dès que les conditions le permettent, transfèrent les cas
les plus graves vers l'hôpital King-Fayçal en zone contrôlée par le FPR.
Une quarantaine d'entre eux sont déjà à bord de deux camions de la
Croix-Rouge. Dix minutes plus tard, les camions entrent dans l'enceinte
de King-Fayçal. Dix autres minutes et les brancards sont alignés devant
la porte principale de l'hôpital sous les regards curieux de centaines
de réfugiés qui vivent dans la cour, le hall, les patios, dans certaines
chambres et sur les balcons. 1 500 d'entre eux sont toujours là sous la
protection de « casques bleus » tunisiens.
Philippe Gaillard, le chef de la délégation du CICR à Kigali, surveille
l'opération. Près de sa Land Rover blindée, un gilet pare-balles sous le
veston, une courte barbe brune, lui aussi est exténué. Il quittera le
Rwanda le 5 juillet. Reviendra-t-il ? « Jamais de ma vie, quoi qu'il
arrive ! » lâche-t-il sans même réfléchir. Une journée comme les autres
à Kigali.
(1) 1 franc rwandais = 0,04 franc français