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Dans toutes les guerres, il y une capitale de l'arrière. Au Rwanda,
c'est Gisenyi. La ville est adossée à la frontière zaïroise. S'il
fallait s'enfuir, on ne peut pas plus près. C'est aussi une station
balnéaire. Le dimanche, les enfants se baignent pendant que les
militaires arpentent la plage et que les miliciens boivent une bière au
Palm Beach. L'architecture est provençale, les eaux du lac Kivu
luisantes comme un miroir. Il y a des pins et des palmiers, mais
l'atmosphère n'est pas à la frivolité.
A la frontière, deux militaires français observent le passage. Le seul
divertissement est le manège des Mercedes, qui ne manquent pas, côté
rwandais, et celui des bakchichs à l'entrée du bureau des douaniers
zaïrois. Côté Goma, au Zaïre, l'Afrique se présente sous ses caricatures
les plus appuyées. Le dernier match de football, dimanche, a fait un
mort, la police ayant tiré. La moitié de la masse monétaire circule en
dollars et l'intervention française a rendu extravagantes les exigences
des prestataires de services, dans ce pays où le visa d'entrée est déjà
l'un des plus chers du monde (130 dollars).
Côté rwandais, pas un papier ne traîne par terre. Les rues ne sont pas
défoncées. La campagne de café a commencé, l'ordre règne. L'ordre de la
méfiance et de la peur. « Les familles sont cassées, dit un réfugié au
Zaïre. Un père a peur de ses enfants. Des parents ont refusé les
produits des pillages que leur fils rapportait. Les choses ne sont pas
simples pour les familles hutues. »
La route en corniche longe les villas des anciens dignitaires rwandais.
Des maisons bien tenues, à peine cossues, sans commune mesure avec la
propriété hérissée de barbelés qui appartient, rive zaïroise, au
président Mobutu. Ici, un jardinier a hérité d'un vélo de compétition
peu assorti à ses vêtements troués. Du porche voisin sort un militaire,
bouteilles de champagne à la main, mais les gardiens, mal à l'aise,
assurent que le propriétaire n'est pas loin.
L'ancienne résidence des hôtes de passage est occupée par le président
par intérim Théodore Sindikubwabo, dont l'hélicoptère se pose
régulièrement sur la pelouse. La « présidence » loge, quant à elle, à la
chambre 225 de l'hôtel Méridien. Persuadé de son importance, le
gouvernement intérimaire et autoproclamé après la mort du président
continue d'administrer. Et, grâce aux milices, se fait respecter dans la
portion du territoire qui reste sous le contrôle de l'armée.
Le gouvernement prend des mesures. La direction du Méridien est avisée
que la suite réservée à l'émissaire du pape, le cardinal Roger
Etchegaray, est à la charge de l'Etat. Dorénavant, il ne devra plus y
avoir de barrage composé de soldats totalement analphabètes, pour
limiter les exactions. Les formes y sont, et l'argent ne semble pas
manquer.
Au Méridien, la piscine est déserte et la moquette sinistre. Dans le
hall, gardes du corps et civils font antichambre. Les ministres ne sont
jamais au complet, toujours « en déplacement ». Dimanche, le premier
ministre Jean Kambanda recevait en treillis, la mitraillette posée sur
la table de nuit, comme requinqué par l'arrivée des troupes françaises.
Mardi, la Radio des Mille Collines avait déjà un peu déchanté et
trouvait que les Français ne faisaient pas leur travail et se rendraient
pour un peu « complices » du Front patriotique. Le ministre de la
défense est parti mardi « faire du commerce » à Kinshasa. Et le
directeur des télécommunications, Assumani Bizimana, est parti à Paris,
via Nairobi, pour acheter deux téléphones satellites.
Propagande et désinformation
Le ministère des affaires étrangères a réquisitionné le bâtiment de la
Communauté économique des pays des grands lacs (Rwanda, Zaïre, Burundi).
Dans les couloirs « ministériels », on croise des conseillers en chemise
blanche et cravate, partisans du parti extrémiste CDR (Coalition pour la
défense de la République) et qui refont à leur manière l'histoire du
pays depuis 1959. Propagande et désinformation, c'est l'autre versant du
conflit rwandais.
A peine parle-t-on de « planification » des massacres que le côté
gouvernemental, sans beaucoup d'imagination, produit des documents
attestant que tel ou tel prêtre, qui possédait une radio et une liste de
noms, préparait donc un complot, comme si un tel soupçon avait pu
justifier la tuerie. Quant aux témoins, ils sont rarement fiables. Les
uns, réfugiés, se gardent de livrer trop de précisions, pour se ménager
la possibilité d'un retour. Même les miraculés espèrent rentrer. Les
autres racontent tous la même version, comme des êtres au cerveau lavé.
Dans les couloirs gouvernementaux, on croise aussi des personnages bien
organisés, comme Védaste Rulinda, ancien gérant d'une union des caisses
de travailleurs rwandais et qui se déclare aujourd'hui « responsable
d'ONG ». Fondateur d'une association « de défense des droits de l'homme », il a réussi à se glisser dans un convoi de l'opération « Turquoise »
et à l'aiguiller lundi vers des camps où les soldats ont trouvé des
réfugiés hutus aux besoins limités. L'homme fait mine d'avoir
parfaitement compris la mission des Français. « Nous comptons sur eux
pour aider notre population en détresse, dit-il. Et aussi pour témoigner
à quel point le FPR a massacré les populations. »
A l'arrière de l'arrière, sur les hauteurs de Gisenyi, se trouve
l'évêché de Nyundo, dont l'état de délabrement témoigne de la violence
de l'agression commise dès le 7 avril. Dix prêtres y ont été tués,
trente et un pour l'ensemble du diocèse, et plus de trois cents
personnes massacrées le 1 mai dans la cathédrale, selon l'évêque. Enlevé
lui-même par un groupe de militaires et de miliciens, et amené à
proximité du cimetière, Mgr Wenceslas Kalibushi, soixante-quatorze ans,
a été sauvé in extremis par le commandant de la place militaire, le
colonel Anatole Nsengiyumva.
Aujourd'hui, l'école de l'évêché est occupée par plusieurs centaines de
réfugiés hutus qui tressent des couronnes de fleurs aux Français.
D'après certains habitants de Gisenyi installés de l'autre côté de la
frontière, il resterait quelques Tutsis cachés dans des familles hutues
par sympathie, ou par intérêt, et le racket à la vie semble avoir été
une pratique répandue. « Mais comment contacter les Français, demande
l'un d'eux. Comment ces Tutsis peuvent-ils sortir pour aller jusqu'à eux
? Et s'ils viennent les chercher, est-ce que les familles hutues seront
protégées ? »