Fiche du document numéro 14694

Num
14694
Date
Lundi 29 août 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
142488
Pages
3
Urlorg
Titre
Reconstruire le Rwanda sur des bases saines
Sous titre
Philippe Biberson livre ici ses impressions, questions et propositions. Point de vue du patron d'une organisation qui, sur le terrain, a rempli un rôle humanitaire remarquable.
Page
11
Cote
no 15564
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
AVANT le début de l'opération « Turquoise », MSF avait demandé une intervention armée pour mettre un terme au génocide. Quand l'opération française s'est déclenchée, nous savions qu'elle présentait deux inconvénients. Premièrement, elle était tardive, et n'a donc pu s'intéresser qu'à une partie du Rwanda. Deuxièmement, elle était… française et pas internationale. Un problème politique se posait donc, puisque l'une des parties en présence - le Front patriotique rwandais (FPR) - en contestait l'opportunité. En fait, l'opération « Turquoise » créait le risque d'une mise à l'abri des Forces armées rwandaises (FAR), qui étaient tentées de voir dans l'intervention française la manifestation d'un soutien à leur action.

Bilan de l'opération « Turquoise »



Quel bilan dresser ? L'opération « Turquoise » a contribué à sauver un certain nombre de
populations, des victimes en puissance. Je pense en particulier aux 8.000 Tutsis du stade de
Cyangugu mis à l'abri dans le camp de Nyarushishi. A partir du moment où cette force armée est
intervenue, les Rwandais n'ont plus été poursuivis pour leur appartenance ethnique ou
politique. De ce point de vue, l'objectif consistant à mettre un terme au génocide a été
atteint.

L'intervention française a aussi permis d'établir une zone démilitarisée, aidant les
populations à vivre dans un calme relatif, tout au moins par rapport à ce qui existait dans le
reste du pays. D'un côté, la progression du FPR a été stoppée, de l'autre les FAR ainsi que
les milices, après un petit épisode de confusion pendant lequel les militaires français ont
été fêtés comme des libérateurs, se sont retirés.

L'établissement de la zone humanitaire sûre (ZHS) a eu aussi pour effet d'attirer ceux qui
avaient fui au moment de la prise de Kigali, Butare et Gitarama. On peut regretter qu'à ce
moment-là l'assistance humanitaire ait tardé à se mettre en place et qu'elle n'ait pas été à
la hauteur des besoins, notamment du point de vue alimentaire. Pendant des semaines la survie
de cette population déplacée a été particulièrement difficile.

Il faut contrebalancer ce bilan humanitaire par un bilan politique. Premièrement, et il ne
faut pas s'en étonner car le mandat ne le prévoyait pas, les forces ex-gouvernementales et les
milices ont pu se replier en bon ordre vers Bukavu avec armes et bagages, pratiquant la
politique de la terre brûlée. « Turquoise » a permis cela. En arrêtant le FPR dans sa
progression, l'intervention armée de la France a en quelques sorte joué en faveur des FAR.
Ces dernières ainsi que les milices ont pu reprendre leur propagande dans les semaines qui ont
précédé le retrait français. Les réfugiés présents dans la ZHS se sont alors retrouvé coincé
entre une peur réelle du Tutsi et du FPR, et les mots d'ordre des FAR - « Si vous restez dans
cette zone-là, vous vous désolidarisez de votre groupe d'appartenance et on vous considérera
comme des traîtres ». On a aussi mis beaucoup de temps pour faire taire Radio-Mille-Collines
et Radio-Rwanda.

Malgré tout des réfugiés souhaitent rentrer. Ils sont certes peu nombreux, mais ils traduisent
le fait que ces populations ne réagissent pas, comme on veut bien le dire, comme un seul
homme, de façon mécanique. Certaines personnes qui ont conservé un libre arbitre cherchent à
retourner de l'autre côté mais ne peuvent le faire par manque de moyens ou d'organisation.

Les réfugiés et le retour



Deux obstacles principaux empêchent le retour au Rwanda : les réfugiés continuent d'être une
population « captive » des anciens gouvernementaux ; la peur de retourner dans un pays, tenu
par les Tutsis et le FPR, ennemi devenu presque mythique. Cette peur est renforcée par le fait
que le Rwanda est actuellement sous-administré. N'importe quel contentieux au niveau d'un
village ne connaît pas d'arbitrage car il n'existe plus de structures administratives et
judiciaires pour régler des problèmes que l'on peut qualifier de domestiques. Le règlement
entre particuliers risque alors de se faire à la machette. C'est de cela aussi que les gens
ont peur.

Il faut bien comprendre que les Rwandais ont le sentiment d'appartenir à l'une ou l'autre
ethnie et qu'ils diabolisent l'ethnie « opposée ». Dire cela, ce n'est pas ramener la tragédie
rwandaise à une simple dimension tribale. Depuis des dizaines d'années, on inculque aux
habitants de ce pays cette notion de différences ethniques, on leur apprend à se reconnaître
par rapport à l'autre. Ce sentiment se trouve d'autant plus exacerbé aujourd'hui que
l'administration est absente et qu'au Rwanda vit le règne du non-droit. Au niveau du chef de
famille qui doit prendre la décision - « rentrer ou rester » -, c'est un facteur qui pèse dans
la balance. Les réfugiés ont peur de rentrer dans un environnement hostile où ils
rencontreront des difficultés pour reprendre possession de leur maison ou de leur terre.

De forts mouvements de population ont eu lieu à partir du Burundi ou de l'Ouganda. Ces
nouveaux arrivants sont tutsis. Ils sont venus et ont occupé les terres et les maisons
abandonnées. Dans les villages où des massacres ont été perpétrés, comment vont-ils accueillir
les réfugiés hutus ? Comment régler les différends ? Les réfugiés craignent de ne pouvoir se
défendre contre une vindicte populaire ou une sorte de justice immanente. Ces peurs existent,
elles sont très profondes. Il faut en tenir compte.

La situation dans les camps est pour le moins paradoxale. Plus les réfugiés y restent, plus
ils subissent la propagande des FAR et plus leur retour au pays et leur intégration future
seront difficiles. Il faut donc créer les conditions du retour. Aujourd'hui, elles ne le sont
pas : intimidations des FAR au Zaïre, vide administratif au Rwanda, retard des missions de
l'ONU. Si des mesures politiques ne sont pas prises, le drame rwandais va se prolonger et on
peut craindre que la situation ne se dégrade encore. Une fois de plus, ce sont les réfugiés
qui paieraient de leur vie ou de leur souffrance.

Il faut évoquer l'avenir



Ce qui m'a frappé au Rwanda, c'est l'état de déstructuration de la société. J'ai réalisé les
dégâts fait par ce système politique absurde qui visait à se maintenir au pouvoir par tous les
moyens, y compris au prix de l'extermination d'une partie de la population, qui n'était pas
simplement les Tutsis, mais tous les opposants politiques au régime. Ce travail, réalisé
depuis de nombreuses années, trouve des points d'ancrage extrêmement forts dans le vécu des
populations, victimes de massacres très importants dans le passé.

Alors, quelle solution ? Faut-il rappeler qu'il y a eu un génocide et que ses auteurs courent
toujours, qu'ils sont même dans la capacité de se réorganiser ? En face, le nouveau
gouvernement, reconnu par de plus en plus de pays, a besoin d'une aide technique. La question
n'est pas d'adhérer sans réserve aucune à la politique du FPR. Il s'agit d'aider un
gouvernement, qui est légitime, à reprendre un contrôle administratif dans un pays dont il a
la responsabilité. Pour l'instant, cette aide n'existe pas et le nouveau pouvoir n'a aucun
moyen de gouverner le pays. La communauté internationale et la France doivent assumer leur
responsabilité pour que les auteurs du génocide soient jugés.

Ensuite, un soutien technique est nécessaire pour s'assurer que soient restaurés un Etat de
droit, une administration au service de la population. Des organisations de défense de droit
de l'homme, en collaboration avec les agences spécialisées de l'ONU, pourraient enquêter sur
les rumeurs et les allégations concernant des représailles. Aider à établir un climat de
confiance qui repose sur du concret : voilà le plus urgent. Mais cela ne peut se faire tant
que les poursuites contres les responsables du génocide ne sont pas engagées. On ne peut faire
l'économie d'un procès. C'est la condition pour reconstruire sur des bases saines. Autre
condition pour créer ce climat de confiance : repartir sur des bases politiques fortes et
rigoureuses.

Bref, le Rwanda a besoin d'une aide technique mais aussi d'un travail politique. Dans le
premier domaine comme dans le second, la communauté internationale et la France ont un rôle à
jouer.

PHILIPPE BIBERSON

président de Médecins sans frontières
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024