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De notre envoyé spécial au Rwanda.
LA préfecture de Ruhengeri était la dernière place forte avant Gisenyi, l'ultime verrou protégeant cette dernière ville où s'était réfugié le « gouvernement intérimaire » après la libération de Kigali. Le barrage a sauté, jeudi dernier, les combattants du FPR contrôlent désormais la ville.
Lorsqu'on arrive à Ruhengeri, en venant de Kigali, on découvre d'abord les bâtiments préfectoraux, distants de plusieurs kilomètres du centre-ville. Juste à côté, la cour d'appel dont le fronton proclame : « La justice est rendue au nom du peuple ».
Le secteur était zone de combats depuis trois mois. Située à une soixantaine de kilomètres de Gisenyi, le fief du président Habyarimana, Ruhengeri se situe au pied de la région des volcans (éteints), à cheval sur la frontière rwando-ougandaise. Elle est d'ailleurs fréquemment surnommée la « Cité des volcans ». Dans toute cette région frontalière, très accidentée et couverte de forêts, le FPR était présent depuis 1990. Son offensive s'est donc déclenchée dès le début de la reprise de la guerre. « Nous avons rogné le terrain petit à petit, déclare un officier FPR. Depuis avril, on gagnait centimètre par centimètre. Quand tout nous a paru prêt, nous avons déclenché l'assaut final. Il a duré une semaine. »
Depuis le début de la dictature, Ruhengeri avait gagné une lugubre célébrité, celle de prison-mouroir du Rwanda. Construite en 1935, à l'époque de la colonisation belge, la prison concentrait une grande partie des prisonniers politiques. Très officiellement, l'administration Habyarimana a reconnu la mort en ces lieux de cinquante-sept dignitaires de la première république rwandaise (1962-1973). Des responsables du FPR y ont été détenus jusqu'en janvier 1991, date où le Front patriotique s'était emparé des lieux avant de devoir faire par la suite marche arrière. Ce fut le cas notamment des colonels Biseruka et Lizinde qui, dix ans durant, furent cloîtrés dans cet avant-poste de l'enfer.
L'architecture même des bâtiments reflète la volonté d'écraser et plus encore d'humilier, caractéristique de toutes les oppressions coloniales et des comportements racistes qu'elles induisent. Salles sans fenêtre ; dortoirs aux bat-flanc juxtaposés où s'empilaient jusqu'à trois cents personnes dans quelques dizaines de mètres carrés ; pas de lieux d'aisance, mais des rigoles striant le ciment du sol pour contraindre les détenus à uriner publiquement… Tout semble avoir été conçu pour bien persuader le prisonnier de sa nature de sous-homme.
Faustin, suspecté de sympathie pro-FPR, y a été incarcéré durant la dernière année de « fonctionnement » de la prison. « Nous y avons été jusqu'à deux mille en même temps. » Juste à côté de lui, sur le mur, une inscription au charbon : « Simbirimo azigisha igiswayire ». Je lui demande la traduction : « Simbirimo (le nom du détenu qui refuse de se laisser abattre) va enseigner le swahili ».
Au centre de Ruhengeri, le stade régional. Les réfugiés prenant la route du retour s'y pressent par centaines, peut-être par milliers. « Ils sont arrivés ce matin. Ils restent là le temps de se reposer. Ils repartiront quand ils voudront », indique l'officier FPR. Un réfugié s'approche : « Les FAR (Forces armées rwandaises) nous poussaient sans cesse devant eux. Nous mourions de faim, mais ils continuaient quand même à nous pousser. » Un deuxième : « Je dis : que les politiciens règlent leurs problèmes. Nous, on retourne chez nous. » Un autre, enfin, raconte que, en tant que Hutu, il a fui par crainte de massacres du FPR en représailles des massacres perpétrés par les milices gouvernementales ; le cortège où il se traînait a été rattrapé en route par les soldats du Front et il a découvert que, « ce qu'on pensait du FPR, ce n'est pas ce qu'on a vu »…
Ruhengeri, quelques jours après la débâcle de l'armée, reste pour l'instant une ville morte, à l'exception du stade, étape de transit pour les réfugiés vers leurs domiciles respectifs. Une partie de sa population a accompagné les FAR dans leur retraite précipitée vers Gisenyi et la frontière zaïroise. L'autre s'est volatilisée dans toutes les directions, fuyant les combats. Mais le reflux s'est d'ores et déjà amorcé : sur la route de Kigali, ils sont des milliers à avoir repris leur déambulation. Cette fois, dans la direction conduisant à la préfecture du Nord-Est rwandais.
JEAN CHATAIN