Citation
Cent mille, deux cent mille. Cinq cent mille? Quand les chiffres sont
démesurés, ils ne nous disent plus rien. Sur place, très vite, on
oublie l'arithmétique. Le Rwanda vous colle à la peau. Parce qu'il
exhale l'odeur de la mort. Elle est toujours là, parfois douceâtre,
parfois pestilentielle, toujours poisseuse. Elle finit par imprégner
les vêtements, les cheveux, les narines, la mémoire. Elle vous agrippe
à la gorge, d'une main puissante, quand on pousse la porte d'une école
catholique aux environs de Kigali, pour découvrir, dans la pénombre,
des dizaines de corps, hommes, femmes, enfants, vieillards, emmêlés,
coagulés, tassés sur un mètre d'épaisseur. Elle se colle à vos jambes
quand, en fuyant, vous butez dans le jardin, sur une tête d'enfant qui
roule comme un ballon. Elle est là, deux cent kilomètres plus loin,
dans les tourbillons des chutes de Rusumo, qui retiennent leurs corps
gonflés, pendant des jours, des semaines. Elle suit le cours de la
rivière qui longe le Burundi, la Tanzanie vers l'Ouganda, sur 200 à 300
kilomètres, où les gardes-frontières comptaient, avant de se lasser,
plusieurs centaines de morts à l'heure. Mains attachées derrière le
dos, corps décapités, oreilles, nez et bras coupés. Elle a gagné,
tenace et maligne, les berges du lac Victoria, si grand qu'on pourrait
y noyer tout le Rwanda et le Burundi à la fois, mais trop petit pour
avaler les 45 000 cadavres qui se sont échoués sur ses berges. Au point
que le Kenya a lancé un appel international pour qu'on lui fournisse
des filets, pour endiguer enfin ce peuple des morts qui empoisonne les
eaux du lac, source du Nil. Au point que l'Egypte lointaine se prépare
à traiter l'eau du fleuve nourricier, devenu, le temps d'un génocide,
transporteur de la mort. Oui, l'odeur vous colle à la peau. Longtemps.
Le monde ne peut pas continuer à se boucher le nez. Comme il l'a fait
jusqu'ici.
François Schlosser
Le Nouvel Observateur