Citation
Pour ce spécialiste des questions africaines le
conflit ethnico-politique rwandais n'est pas un résidu des antagonismes
de l'Afrique ancienne mais le produit d'une politique africaine
moderne. Et les responsabilités de la France sont grandes.
Le Nouvel Observateur. La violence des massacres au Rwanda peut-elle
s'expliquer autrement que par la résurgence de haines ethniques
ancestrales ?
Jean-François Bayart. On a toujours tendance à expliquer les conflits
politiques en Afrique noire en termes de conflits ethniques. Et on
s'aperçoit ensuite que cette explication ne permet pas de comprendre à
quel point la conscience ethnique qui apparaît dans ces conflits est le
résultat d'une construction politique. En Afrique du Sud, on a d'abord
attribué les affrontements du Natal à une guerre ethnique des Zoulous
contre l'ANC. Or on a vu, au moment des élections, qu'un nombre
important de Zoulous votaient pour l'ANC. Dans le cas du Rwanda, la
conscience d'être hutu, ou d'être tutsi a beaucoup varié à la fois dans
le temps et dans l'espace. On n'est pas hutu de la même façon dans le
nord que dans le sud du Rwanda. Cette ethnicité des Hutus et des Tutsis
s'est forgée dans une histoire précise, qui a d'abord été celle de
l'ancien royaume du Rwanda, ensuite celle des différents moments de la
colonisation, allemande puis belge. On sait que les Belges se sont
d'abord appuyés sur l'aristocratie tutsie, avant de changer d'alliance,
dans les années 50, vers la fin de la colonisation, pour privilégier
alors la petite contre-élite hutue, qui était protégée par l'Eglise
catholique.
En réalité, il y a trois ethnies: les Hutus, majoritaires à 85%, les
Tutsis, longtemps minorité dominante, 15%, et le petit groupe des Twas.
Mais le facteur le plus important, c'est ce que l'on a appelé « la
quatrième ethnie » ceux que les Belges nommaient « les évolués »,
c'est-à-dire les intellectuels, qui disposent du savoir occidental. La
cristallisation d'une identité hutue et d'une identité tutsie, s'est
effectuée tardivement, à l'initiative des représentants de cette
« quatrième ethnie ». La conscience ethnique dans ce qu'elle a de dur,
celle que l'on voit à l'oeuvre aujourd'hui, a été créée par ces
intellectuels qui ont en grande partie repris à leur compte les clichés
de la fantasmagorie coloniale (Tutsis « aristocrates », « d'origine
étrangère », et Hutus « paysans attardés », « courts sur pattes », etc.).
Ce travail de construction politique et culturelle de l'ethnicité s'est
surtout développé dans les années 50, 60 et 70. On peut faire le
rapprochement avec la Yougoslavie: les identités « nationalitaires » y
ont fait l'objet d'une construction idéologique par des intellectuels
dans le cadre du mouvement des nationalités au XIXe siècle. Le
processus s'est poursuivi de façon de plus en plus conflictuelle dans
le royaume de Yougoslavie, entre les deux guerres, puis il y a eu le
développement de la théorie stalinienne des nationalités. A partir des
années 80, on a vu la nomenklatura communiste, qui se sentait menacée,
entreprendre une restauration de son pouvoir en se fondant sur une idée
nationalitaire et ethnique de la Serbie.
C'est exactement ce que l'on voit à l'oeuvre au Rwanda. Le régime de
Habyarimana, le président dont l'assassinat a été le déclencheur du
drame actuel, a utilisé l'idéologie raciale hutue développée depuis
trente ans pour raffermir son pouvoir. Il faut ajouter que les
intellectuels tutsis ont participé, de leur côté, dès les années 40 et
50, à ce processus de polarisation racialiste et ethnique. Cette
évolution est admirablement décrite dans le livre de Claudine Vidal,
« Sociologie des passions » (1).
N. O. Pourtant, la forme et l'ampleur de la tuerie semblent plutôt
renvoyer à un conflit moyenâgeux, à une inimitié qui remonterait à la
nuit des temps...
J.-F. Bayart. Il faut écarter l'expression « la nuit des temps ». On ne
peut pas expliquer le massacre des juifs par les Allemands par une
haine ancestrale des Allemands contre les juifs. On sait combien le
racisme nazi - qui a certes manipulé des clichés ancestraux - est un
phénomène profondément moderne. De la même manière - et ce n'est pas
rassurant -, le conflit ethnico-politique auquel nous assistons au
Rwanda n'est pas un résidu de l'Afrique ancienne. C'est une
construction politique de l'Afrique moderne. Ce sont les intellectuels
politisés qui sont à l'origine des massacres, et non les masses
paysannes.
N. O. Pourquoi la base populaire, ou paysanne, se laisse-t-elle si
facilement manipuler: n'est-ce pas parce qu'il y a chez elle un terrain
particulièrement favorable à la haine ethnique?
J.-F. Bayart. C'est effectivement une question que l'on peut se poser
au Rwanda, mais aussi en Bosnie, au Caucase ou en Inde. Pour y
répondre, il faudrait savoir exactement comment les choses se passent
sur le terrain. On sait que les premiers massacres, au mois d'avril,
n'ont pas été des affrontements ethniques indistincts mais des tueries
très ciblées, avec des listes préparées à l'avance par les Réseaux
Zéro, ces groupes criminels qui ont été le fer de lance de la police
politique du régime Habyarimana. C'est le Premier ministre hutu, Mme
Agathe Uwilingiyimana, qui fut l'une des premières victimes. Ils ont
alors éliminé des leaders d'opinion tutsis, certes, mais aussi un grand
nombre d'opposants politiques hutus. On sait qu'en province de nombreux
massacres ont été déclenchés à l'instigation des bourgmestres, avec la
police politique qui se faisait assister de paysans. Mais il y a de
nombreux témoignages qui montrent que des paysans sont contraints de
tuer, faute de quoi ils seraient eux-mêmes massacrés, comme suspects de
complicité avec le FPR (Front patriotique rwandais). C'est une
technique qui a été également employée par l'Inkatha en Afrique du Sud,
au service de la construction d'une identité ethnique. Enfin, il semble
que l'armée hutue prenne systématiquement en otages des Tutsis pour
essayer de résister à l'avance des troupes du FPR. Et quand ils sont
obligés de céder du terrain, ils massacrent ces otages.
Il s'agit donc, dans tous ces cas, de massacres effectués avec un
calcul politique précis, et non d'affrontement ethniques irrationnels.
On est en présence d'un plan de purification ethnique mis au point par
la bande d'Habyarimana à Kigali, et mené jusqu'au bout par ses milices
et son armée. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu,
parallèlement, des massacres purement identitaires et passionnels de
Tutsis par les masses hutues. Nous sommes dans un contexte de fantasmes
et de ressentiments soigneusement attisés pendant trente ans par le
régime.
N. O. Pourquoi la France a-t-elle soutenu ce régime jusqu'au bout?
J.-F. Bayart. C'est en grande partie incompréhensible. La thèse
officielle, qui consiste à dire qu'il fallait défendre la francophonie
contre une agression manigancée par les Anglais et les Américains, ne
tient pas la route. Certes, les cadres du Front patriotique rwandais
sont anglophones puisqu'ils ont été formés en Ouganda où ils
constituent la deuxième génération d'une diaspora tutsie
essentiellement composée de réfugiés dans ce pays. En fait, il n'y a
que 10% environ de Rwandais qui soient réellement francophones. La
masse des Hutus et des Tutsis parle la langue nationale du royaume
rwandais, le kinyarwanda. Quand au président ougandais Museveni, il
joue depuis longtemps la carte française sur le plan économique. Les
Américains n'ont aucun intérêt direct dans la région des Grands Lacs et
sont plutôt en train de se désengager d'Afrique. De toute façon, des
centaines de milliers de morts, ce serait payer cher pour défendre la
francophonie.
N. O. Mais peut-on vraiment rendre la France responsable de
l'évolution qui a conduit à ces massacres?
J.-F. Bayart. Voici l'engrenage: pendant l'été 1990, le régime
d'Habyarimana est confronté à un mouvement de revendications
démocratiques, comme les autres pays africains. Cette opposition est
d'abord à grande majorité hutue. D'autre part, la diaspora tutsie de
l'Ouganda, représentée par le FPR, demande à revenir au pays.
Habyarimana s'oppose à toute négociation. Le FPR, qui n'est pas non
plus composé d'enfants de choeur, passe à l'offensive en octobre 1990.
La France intervient militairement. A partir de cet instant, Paris
devient la caution et le protecteur du régime en place à Kigali.
Habyarimana a fait savoir dès la réunion de La Baule, en juin 1990,
qu'il était opposé à toute ouverture démocratique. Contraint par la
pression internationale et la mobilisation de l'opposition, il concède
le multipartisme. Mais c'est aussi à partir de ce moment que le régime
se durcit et que se développe, dans l'entourage immédiat du président
et en particulier sous l'impulsion de son épouse, un appareil de
répression de plus en plus sanglant. La restauration autoritaire
s'accompagne de l'application d'un plan de purification ethnique. La
propagande du régime, notamment à travers la station de radio des Mille
Collines se transforme en appels au meurtre purs et simples. Les
Réseaux Zéro de Mme Habyarimana arrêtent, torturent et tuent.
La France aurait au moins pu troquer son soutien au régime contre la
neutralisation des Réseaux Zéro et l'arrêt de la stratégie de
purification ethnique. En 1993, un rapport d'enquête de la Commission
internationale des Droits de l'Homme a montré que les tueurs des
Réseaux Zéro opéraient à partir de camps dans lesquels servaient des
militaires français, au nom de la coopération militaire. Au mois
d'avril, la France, qui a laissé massacrer le personnel tutsi de son
ambassade, a évacué en priorité vers Paris Mme Habyarimana et les
principaux responsables des Réseaux Zéro, qui poursuivent leur action
puisqu'ils menacent de mort les opposants rwandais en France et en
Europe.
Certes, à partir du milieu de 1993, la France a infléchi son action et
joué plus clairement la négociation du régime avec le FPR à Arusha. On
ne sait pas si, le 6 avril, l'avion d'Habyarimana a été abattu par les
extrémistes du régime, qui craignaient que leur président ne fasse des
concessions à l'opposition, ou par le FPR, comme le prétendent les
Français. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas créer une commission
internationale d'enquête et pourquoi cacher la boîte noire de l'avion
qui a été abattu? Pourquoi ne pas rendre publics les témoignages
recueillis à Kigali? Il serait d'ailleurs intéressant de savoir quelle
est aujourd'hui la position de la France: continuons-nous à soutenir le
régime et l'armée rwandaise qui ont organisé les grands massacres?
N. O. La France n'a-t-elle pas soutenu un peu partout en Afrique
francophone des régimes criminels sous le prétexte d'assurer la
stabilité dans ces pays?
J. F. Bayart. Pour ne citer que trois exemples, Paris soutient Mobutu
au Zaïre, Eyadéma au Togo et Biya au Cameroun. Dans tous ces cas, il
s'agit, dans des proportions variables, d'équipes comparables à celle
d'Habyarimana. Ce sont des dictateurs menacés par une revendication
démocratique, qui pratiquent une stratégie de tension ethnique pour
rester au pouvoir. La France tente même de réintroduire Mobutu dans le
jeu international, comme médiateur dans l'affaire du Rwanda. Faut-il
rappeler que le dictateur zaïrois, dont la garde prétorienne a
assassiné l'ambassadeur de France il y a à peine un an, est si
discrédité qu'il est officiellement interdit de séjour aux Etats-Unis,
en Belgique et même en France? Et qu'il pratique ouvertement, en ce
moment même, une politique de purification ethnique dans la province du
Shaba? Quant au Cameroun, la France s'y est laissé piéger - comme en
1990 au Rwanda -, quand elle a envoyé des militaires à la rescousse de
Biya en janvier 1994. On sait qu'il n'y aura pas de changement majeur
dans la politique française en Afrique avant les élections
présidentielles de 1995. Il y a malheureusement fort à parier que des
pays comme le Zaïre et le Cameroun vont connaître avant cette date des
événements graves.
Propos recueillis par FRANÇOIS SCHLOSSER
(*) Jean-François Bayart, directeur de recherches au Ceri, vient de
publier, avec d'autres chercheurs, « la Réinvention du capitalisme »
(Karthala, 1994). Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur l'Afrique,
dont « l'Etat en Afrique: la politique du ventre » (Fayard, 1989).
(1) Karthala, 1991.
François Schlosser
Le Nouvel Observateur