Fiche du document numéro 12516

Num
12516
Date
Mercredi 18 mars 1992
Amj
Auteur
Fichier
Taille
114727
Pages
2
Urlorg
Titre
Sans existence légale
Sous titre
En soutenant militairement le régime de Kigali face au Front patriotique rwandais Paris prolonge une guerre qui fait de nombreuses victimes civiles
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial en Ouganda.

A Nakivara - près de deux heures de piste depuis Mbarara, proche de la frontière du Rwanda -, ce n'est pas le son des grands tambours ingoma rwandais qui accueillent le visiteur, mais la toux. Celle des gosses traînant entre les tentes vert et noir, fournies par le gouvernement ougandais, les huttes traditionnelles ou de hâtives constructions en banko, ce torchis de l'Afrique. Les « new camps », dits de transition, abritent tant bien que mal les derniers réfugiés d'une guerre déclenchée en octobre 1990, l'une des douze ou quinze guerres africaines. Le gouvernement du Rwanda a établi une sorte de record, celui de la diaspora : 2 millions dehors, 7,5 millions dedans, un taux hors du commun.

Joseph a conservé le prénom que lui donna la mission catholique belge de son village. « Je suis arrivé en 1991. Ici, la vie est dure, comme vous le voyez, nous sommes comme des prisonniers, on ne sait pas ce qu'on attend, si c'est la mort ou quoi d'autre. Notre gouvernement n'est pas capable d'accueillir tout son peuple ? Pourquoi ? » A quelques kilomètres du splendide lac Nyakivale - la frontière de la Tanzanie n'est pas loin -, Nakivara abrite, précise très exactement le fonctionnaire ougandais chargé de le gérer, « 2.493 familles, 9.820 personnes ». Hors statistiques, Joseph enchaîne : « On nous fournit du maïs, et c'est tout ; il y a de nombreux malades, des morts. Nous avons un petit dispensaire, pas un hôpital. Le peu que nous recevons vient du HCR (1). Cette vie est dure et ne cessera que si la guerre s'arrête. »

Des gosses anémiques au visage gonflé, les joues surtout, aux cheveux devenant lisses, au gros ventre et au reste du corps cachexique, aux yeux blanchâtres montrent tous les signes de carence alimentaire. « Le kwashialcor », commente un infirmier rwandais. Aucun jeune de 16 à 30 ans, ceux-ci ayant pour beaucoup rejoint les rangs du Front patriotique qui, de l'autre côté de la frontière, combat le régime de Kigali. « Ceux qui se battent, ce sont des Rwandais qui regagnent leur pays », m'explique-t-on.

Noël a trente-six ans, il est arrivé en octobre dernier, il a fui son pays. « Je travaillais dans une entreprise de construction, ma famille est restée là-bas, à part deux messages transmis par la Croix-Rouge, je n'ai pas de nouvelles. Nous sommes les bras ballants, sans travail, coincés dans ce coin perdu. » Son ami Deo Gracias, encore un souvenir des missions, n'a jamais su ce que sont devenus ses parents, des Tutsis du Sud-Est rwandais, où de récents massacres ont eu lieu.

Il y a les nouveaux, qui s'installent tant bien que mal, et les anciens. Mary a trente ans, elle est enseignante et participe à l'encadrement des égarés de la guerre. « Mes parents sont venus en 1962, alors que l'ancienne puissance coloniale lançait les Hutus contre les Tutsis. Je suis née ici, dans ce camp. Sans nationalité, sans passeport. » Pour le responsable ougandais, « c'est en cours de règlement ». Mais en attendant, « nous n'avons pas d'existence légale », rappelle Mary. Son voisin monte à l'assaut : « Vous êtes français ; pourquoi votre gouvernement soutient-il le régime au Rwanda ? Pourquoi des militaires français participent-ils à une guerre contre notre peuple ? La France est un pays démocratique, elle ne peut pas soutenir le gouvernement rwandais, qui ne l'est pas. »

Selon les chiffres les plus pointus, ce sont quelque 500.000 familles qui, essaimées dans la région, et singulièrement dans un pays comme l'Ouganda qui n'en peut mais, ont fui leur pays. En intervenant militairement depuis le début de l'offensive du Front patriotique, en octobre 1990, Paris a manifesté sa volonté de prolonger le règne du président Juvénal Habyarimana, dont le pouvoir repose sur de successifs règlements de comptes d'ordre ethnique. Ainsi la guerre civile perdure, et les arrivées massives de réfugiés. A Nakivara l'organisation Médecins sans frontières a rénové le centre de santé, déserté par les malades faute de personnel soignant. Trois petits tours et puis s'en vont. Le HCR ne se manifeste plus qu'épisodiquement.

L'infirmier isolé, perdu dans ce gâchis, me glisse : « C'est bien vous, les Français, qui avez inventé le devoir d'ingérence humanitaire ? Mais vous n'avez envoyé que des soldats. »

(1) Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés.

Claude Kroës
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024