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CONTROVERSES
dossier
RWANDA, France
et GÉNOCIDE :
Pions NOIRS, Pions BLANCS
Serge Farnel
Journaliste et écrivain, il a, pendant
près de six mois, réalisé un enquête
dans la région africaine des Grands
lacs. Il est le seul journaliste
occidental à avoir assisté à
l’ensemble des auditions de la
commission rwandaise sur
l’implication de la France dans le
génocide perpétré à l’encontre des
Tutsi. Ses interviews concernent
aussi bien de hauts dirigeants
politiques, des rescapés que des
tueurs. Sa volonté de comprendre
les conséquences qu’eut le génocide
de 1994 sur la région des Grands
Lacs l’a enfin amené à aller à la
rencontre du chef de la rébellion
congolaise, Laurent Nkunda.
L
e 5 août 2008, la Commission Nationale
Indépendante rwandaise, présidée par l’ancien
ministre de la Justice, Jean de Dieu Mucyo, a
rendu public son rapport concluant à l’implication active de la France officielle dans le génocide qui, en 1994, fit près d’un million de morts
parmi les Tutsis du Rwanda. Les conclusions
de ce rapport indiquent que Paris était « au courant des préparatifs » de ce génocide, a « participé aux principales initiatives » de sa mise en
place ainsi qu’« à sa mise en exécution ». La
réaction d’un certain nombre de médias ainsi
que celle de la France officielle a, en partie,
consisté à supputer que de telles accusations
n’ont pu être que construites de toutes pièces par
l’actuel président tutsi du Rwanda, Paul Kagamé,
afin de fournir à ce dernier l’occasion de riposter au juge d’instruction français, Jean-Louis
Bruguière, qui le désigne comme le commanditaire de l’attentat perpétré, le 6 avril 1994, à
Serge Farnel
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l’encontre de son prédécesseur, le hutu Juvénal Habyarimana.1 La présente
analyse entend fournir au lecteur les moyens de saisir en quoi cette controverse a pour seul objectif de tenter de disqualifier une vérité dont la gravité
exceptionnelle aura été jugée bien trop indigeste pour l’inscrire à la place qui lui
revient dans les annales officielles de l’Histoire de France.
La question du rapport Bruguière comme mobile de la commission Mucyo
Aussitôt publié le rapport de la commission Mucyo, la réaction des officiels
français consista à lui refuser toute légitimité, l’accusant notamment d’être
« partial ». Une fois menée l’attaque ad hominem à son endroit, il restait encore
à lui confectionner un mobile susceptible d’en expliquer la raison d’être. Dès lors
se proposa-t-on de fournir, clé en main, l’histoire complète de sa genèse. A
cette fin, ni les médias ni les officiels français ne manquèrent d’imagination dans
l’exercice consistant à lui trouver un mobile autre que celui du souci de la vérité
historique, la palme revenant à la thèse selon laquelle la mise en place de la commission rwandaise aurait été motivée par la volonté de Kagamé de riposter aux
conclusions de l’enquête confiée au juge Bruguière, qui accuse l’actuel président
tutsi du Rwanda d’avoir été l’ordonnateur de l’attentat du 6 avril 1994, signal de
déclenchement d’un génocide anti-tutsi soigneusement préparé en amont par
les extrémistes hutus proches de la veuve du président assassiné. Sur ce point,
la presse fut quasiment unanime : c’est « en réponse à l’enquête du juge Bruguière », écrit ainsi le Guardian ; des « représailles » ou bien encore un « acte
de vengeance », clame pour sa part Ouest France ; un rapport visant à « contrecarrer l’action du juge Bruguière », écrit enfin Jacques Sémelin dans Le Monde.
Certains ne manquèrent pas d’en déduire qu’il n’était dès lors plus nécessaire
de consulter le rapport Mucyo. Un « pare-feu », déclare ainsi l’opposant tutsi Deo
Mushayidi dans Le Nouvel Observateur, en dénonçant la « supercherie » ; « symétrie avec le dossier du juge Bruguière », déclare, quant à lui, Pierre Péan dans
Marianne, considérant aussitôt que le rapport Mucyo procède d’une « incroyable
falsification de l’Histoire » ; « réponse aux mises en accusations existantes à l’encontre de leaders rwandais », renchérit enfin Peter Erlinder, tout en qualifiant
le rapport de « gros mensonge ».
Quant à Dominique de Villepin, directeur du cabinet du ministère français
des Affaires étrangères pendant le génocide, il ne passa bien sûr pas à côté de
l’occasion qui lui fut donnée de se fondre dans la masse en prenant part à la curée
sur les ondes de RTL : « Quand les autorités rwandaises, parce qu’elles craignent
une mise en cause judiciaire de la part de la justice française, prennent cette occasion pour faire un rapport et remettre les compteurs à zéro, je crois », assénat-il, « qu’elles jouent avec l’Histoire », avant de conclure que « cela n’est pas
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conforme à la vérité historique ». Si ce n’est que la vérité historique consigne que,
fin avril 1994 au Quai d’Orsay, l’auteur des propos qui précèdent n’aura pas hésité
à serrer les mains desquelles coulaient déjà le sang de plus d’un demi-million
d’êtres humains innocents de tout crime, si ce n’est celui d’être né tutsi.
Précis de méthodologie comparée
S’il peut être légitime de se poser la question de savoir en quoi la commission
Mucyo est susceptible d’avoir ou non été mise en place dans le cadre d’une
contre-attaque, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille identifier la méthodologie qui prévalut aux auditions de la commission à celle qui prévalut aux auditions de l’instruction du juge Bruguière.
Pour avoir assisté à Kigali, ainsi que sur les collines rwandaises de Bisesero, à
l’ensemble des auditions publiques des témoins de fait de la commission Mucyo,
l’auteur de ces lignes a pu observer sa mise en oeuvre. Ainsi a-t-il a pu constater
que les commissaires reprenaient fréquemment les témoins, leur demandant
parfois d’être plus précis dans leur narration, relevant de temps à autre leurs
contradictions, prenant enfin le temps de les réécouter pour finalement juger de
leur crédibilité. Jean de Dieu Mucyo s’en expliqua à l’auteur, fin décembre 2006,
à l’occasion d’une interview qu’il lui accorda au sortir de la deuxième et avant-dernière phase des auditions de la commission qu’il présidait alors : « il y a des gens
qui parlent. Quelquefois, douze ans après, ce qu’ils ont ouï dire, ils disent qu’ils
l’ont vu. C’est la raison pour laquelle je disais toujours, au cours des auditions de
la commission, qu’il fallait être très précis : « Qu’est-ce que vous avez vu, qu’estce que vous avez appris ? Si vous avez appris quelque chose, qui vous l’a dit ? » Tout
cela pour arriver à un témoignage que je qualifierais de primaire. » Et l’ancien procureur de conclure : « Pour connaître la vérité, il faut parvenir au témoin qui a vu
et puis après, si possible, confronter ses déclarations avec celles d’autres témoins.
L’essentiel pour nous, c’est la vérité. »
Or si la grande muette en dépit de la rigueur prévalant au déroulement des auditions de la commission rwandaise, a préféré rejeter d’emblée son rapport, au prétexte de sa prétendue « partialité », l’enquête de Jean-Louis Bruguière fut, quant
à elle, loin d’être impartiale ? A la suite de la publication de l’ordonnance du juge
Bruguière, un de ses témoins saisit la presse aux fins de dénoncer publiquement
les méthodes pour le moins peu orthodoxes du juge d’instruction français.
Ainsi Emmanuel Ruzigana expliqua-t-il, dans le quotidien Libération, que le
juge Bruguière avait, dans l’ordonnance rendue publique, consigné qu’il aurait
confié avoir fait partie d’un « network commando » mis en place par l’actuel président du Rwanda, qui aurait eu pour mission d’abattre l’avion à bord duquel avait
pris place son prédécesseur, ce que Ruzigana démentit publiquement, précisant
Serge Farnel
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qu’il n’avait jamais entendu parler de l’existence d’un tel commando. C’est précisément parce que, en respect du secret de l’instruction, les auditions du juge
français ne furent pas rendues publiques, comme le furent la plupart de celles
de la commission rwandaise, que Bruguière pensa pouvoir impunément faire
dire à son témoin ce que pourtant jamais il ne lui avait confié.
Les vraies réponses aux conclusions de l’enquête Bruguière
Le seul événement dont il ne fait aucun doute qu’il prend bien racine au cœur
du terreau que constitue la publication par Bruguière de l’ordonnance de soit-communiqué (une procédure de clôture de l’instruction), est celui de la plainte déposée par l’Etat rwandais contre la France devant la Cour Pénale Internationale
(CPI), dénonçant le caractère contre nature des mandats émis à l’encontre de l’entourage du président rwandais. Paris ne daigna pas, toutefois, répondre à la
convocation judiciaire qui s’ensuivit.
On n’oublie pas non plus la réponse à l’enquête Bruguière faite par Bruguière luimême lorsque, décidant de contourner la maison mère d’Interpol, dont le défaut
majeur est, qu’avant de lancer les notices rouges, elle passe au crible les raisons prévalant à l’émission des mandats d’arrêt internationaux dont elle est saisie, le
bureau national français d’Interpol envoya directement les mandats visant l’entourage du président rwandais aux bureaux nationaux des différents pays européens.
C’est ce qu’a expliqué Charles Murigande, alors ministre rwandais des Affaires étrangères, à l’auteur de la présente tribune, à l’occasion d’une interview qu’il lui
accorda à Kigali en janvier 2007, lui précisant que selon ladite disposition, « un
pays de l’Union Européenne ne peut pas remettre en question la validité d’un mandat émis par un autre pays de l’Union Européenne » et qu’« il ne regarde ni la validité ni les raisons des mandats émis. Ils sont tenus de les exécuter sans se poser
de questions. » Le chef de la diplomatie rwandaise conclua que cela démontre à
quel point « ils mesurent très bien la faiblesse de leur dossier. »
Il convient enfin de rappeler qu’il n’existe, à ce jour, aucune trace du moindre
projet français susceptible de contrebalancer le rapport Mucyo sur la question
de la responsabilité directe dans le génocide. Le gouvernement rwandais a,
quant à lui, en octobre 2007, confié à M. Jean Mutsinzi2 une enquête susceptible de contrebalancer celle du juge Bruguière sur la responsabilité dans l’attentat du 6 avril. Si l’on projette un instant de mettre en relation les différentes
missions et commissions saisies des événements qui prévalurent au Rwanda en
1994, en fonction du domaine précis qu’elles abordent – attentat ou génocide –, force est de constater que la commission Mutsinzi est à l’instruction
Bruguière ce que la commission Mucyo est à la mission Quilès3. Aucune mission ni commission française n’est toutefois, à ce jour, venue enquêter sur la ques-
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tion de l’implication éventuelle de Paul Kagamé dans le génocide à l’encontre
des Tutsi. Les détracteurs de l’actuel président du Rwanda se contentent, à cette
fin, de miser sur l’accusation, construite de toute pièce, selon laquelle ce dernier
aurait commandité l’attentat contre son prédécesseur. Ils espèrent par la même
occasion convaincre l’opinion que son but était de provoquer un génocide
contre sa propre ethnie. Il aurait été informé au préalable que ses ennemis le
préparaient. On ne nous dit pas toutefois qui l’en aurait ainsi informé, de la
France qui avait assuré la formation des milices qui allaient l’encadrer ou des
Nations unies – alors dirigées par celui qui allait bientôt être nommé Secrétaire
général de la francophonie, Boutros Boutros Ghali. Les mêmes Nations Unies
avaient, quant à elles, été informées trois mois plus tôt ! 4 On nous dit, en
revanche, quel aurait été le but d’une telle manœuvre de la part de Kagamé : au
choix – cette fois-ci non exclusif – entre sa haine supposée des Tutsis de l’intérieur5
– probablement un avatar de la haine de soi – et sa volonté de prendre le pouvoir,
un peu comme si Ben Gourion avait instrumentalisé la Shoah aux fins de précipiter la création à venir d’Israël !
Chronologie des événements relatifs à l’enquête Bruguière et à la commission Mucyo
Le raisonnement sous-jacent à la thèse du « mobile Bruguière » s’appuie sur l’intrication temporelle entre les événements qui accompagnent l’instruction du juge
français et ceux qui accompagnent les auditions de la commission Mucyo. Leur
tressage est serré au point de nous faire perdre de vue les liens de causalité
qui les unissent.
De l’ouverture de la Mission Quilès à celle de l’instruction Bruguière
C’est en 1995 que le juge Bruguière fut saisi d’une plainte émanant d’une des
veuves des pilotes français du Falcon 50 abattu, un an plus tôt, dans le ciel de
Kigali. Le juge d’instruction anti-terroriste aura attendu trois ans pour, le 27 mars
1998, finir par ouvrir l’information judiciaire. Cette date ne fut pas fortuite en
ce qu’elle suivit de trois jours seulement les premières auditions de la Mission
d’information parlementaire sur le Rwanda. La coïncidence de ces deux événements
laisse entrevoir la stratégie qui prévalut au choix de l’ouvrir à cet instant précis.
A la question que l’auteur du présent article posa, à cet effet, le 2 décembre
2007, à l’ancien ministre français de la Défense, Paul Quilès, de savoir pourquoi
la mission d’information qu’il présidait en 1998 n’a pas auditionné l’ancien
gendarme du GIGN6, Paul Barril, pourtant personnage clé dans l’implication
de la France dans le génocide, il répondit que cette mission « n’avait pas la
possibilité de contraindre quiconque à venir témoigner, sous peine d’amende
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ou d’emprisonnement, à la différence d’une commission d’enquête. » Aussi, à
défaut d’avoir été constituée sous la forme d’une commission d’enquête, la mission d’information Quilès aura permis de soustraire le mercenaire Paul Barril aux
questions que n’auraient pas manqué de lui poser les députés français.
Le parlementaire socialiste précisa toutefois à l’auteur que « M. Barril a été
invité à s’expliquer devant la mission et n’a jamais daigné répondre. » C’est, en
effet, le 9 décembre 1998, soit moins d’une semaine avant de rendre public son
rapport, que la mission parlementaire entreprit enfin de demander à l’entendre.
Barril eut-il alors beau jeu de faire savoir qu’il réservait son témoignage au
juge Bruguière, Mais, à la lecture des 64 pages de l’ordonnance que ce dernier rendit publique quelques années plus tard, force est de constater que le
témoignage du gendarme français ne s’y résume qu’à quelques lignes affirmant qu’il a informé, en son temps, Juvénal Habyarimana de l’« imminence “d’un
coup d’état” en préparation par les militaires tutsis, épaulés par des militaires
du Rwanda, conseillés par Paul Kagamé ». Paul Barril, dont on aurait pourtant aimé qu’il évoque par exemple le contrat qu’il honora, avant le génocide, pour
le compte du ministère rwandais de la Défense ; un contrat dénommé « insecticide » quand on sait que les Tutsis étaient désignés par leurs assassins comme
étant des « cafards » ! Barril, qui aurait dû, à tout le moins, être soupçonné au
même titre que le fut Kagamé, n’est toutefois considéré par Bruguière que
comme témoin à charge contre l’actuel président du Rwanda !
Des fuites de l’instruction Bruguière à la mise en place de la Commission Mucyo
L’enquête du juge Bruguière, outre le fait qu’elle permit de soustraire des
témoins embarrassants à la curiosité des locataires de l’hémicycle du Parlement, aura également été utilisée comme un contre-feu médiatique susceptible de parasiter le discours que Paul Kagamé prévoyait de donner le 7 avril 2004
à Kigali, à l’occasion de la dixième commémoration du génocide : un rendez-vous
médiatique international, dont la haute charge symbolique était susceptible
d’offrir une caisse de résonance sans pareille aux accusations qui pouvaient
alors probablement être portées contre la France.
Aussi, le 9 mars 2004, un mois avant ladite commémoration, à l’occasion du
voyage qu’entreprit en Belgique le président du Rwanda, le journaliste Stephen Smith révéla, dans le journal Le Monde, être parvenu à se procurer les
conclusions de l’enquête du juge Bruguière. Selon Smith, qui déclarera un peu
plus tard tenir ses sources des services secrets français, le juge d’instruction y
désignait alors l’actuel président du Rwanda comme étant le commanditaire de
l’attentat du 6 avril 1994. Il faut noter, à cet endroit, que l’enquête du juge Bruguière a été, en dépit du secret de l’instruction, utilisée jusqu’à la corde à chaque
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fois qu’il s’est agi de brouiller les diverses révélations publiques relatives à l’implication de la France dans le génocide. Une constatation qui fit dire à Charles
Murigande, à l’occasion de l’interview qu’il accorda à l’auteur en janvier 2007 :
« Je ne pense pas que dans une justice qui n’est pas aux ordres, un juge d’instruction puisse faire une chose pareille sans se faire rappeler à l’ordre. »
Le chef de la diplomatie rwandaise aborda ensuite la commission Mucyo, dont
la mise sur pied fut décidée deux jours après l’entrevue qu’il eut, à Pretoria le
28 juillet 2004, avec son homologue français, Michel Barnier. Ce dernier s’était
alors dit « prêt à accepter une part équitable du blâme » relatif au génocide de
1994 au Rwanda, mais non à en « accepter un rôle exagéré ». Prenant Barnier
au mot, Murigande confia à l’auteur avoir alors considéré opportun d’établir avec
précision quel y fut le rôle de la France. Aussi, le surlendemain, un conseil des
ministres se réunissait-il au Rwanda, créant la Commission nationale indépendante
chargée de rassembler les preuves de l’implication de la France dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994.
Il convient de noter que, pour s’être ainsi définie, la commission Mucyo se
préparait à prêter le flanc à ses détracteurs, trop heureux de se jeter sur un
libellé susceptible de la faire apparaître comme étant partiale.7 L’instruction
menée par le juge Bruguière fut, quant à elle, une enquête dont le but politique inavoué était d’inculper l’entourage du président aujourd’hui au pouvoir
à Kigali. Ainsi, si la liste des témoins de la commission Mucyo fut conforme à
l’objectif qu’elle s’était publiquement fixée, il n’est qu’à consulter celle des
témoins sur lesquels le juge Bruguière s’est appuyé (organisateurs de massacres recherché par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, génocidaires détenus par ce même tribunal…) pour se convaincre qu’il s’est bien agi
là d’une enquête à charge qui ne dit pas son nom. Et pour cause : une instruction judiciaire ne saurait l’être.
Le 1er août 2004, soit près de trois mois après la fuite des conclusions du juge
Bruguière, Kigali annonça donc son intention de créer une commission pour
faire la lumière sur « l’implication de l’Etat français dans le génocide ».
De l’émission des mandats Bruguière à la rupture des relations diplomatiques
En novembre 2006, probablement aux fins de parasiter la première phase des
auditions publiques de la commission Mucyo qui venait alors de démarrer à
Kigali, le juge Bruguière rendit public le contenu de son enquête sous la forme
d’une ordonnance de soit-communiqué qui concluait à la responsabilité de Paul
Kagamé dans l’attentat.
Deux jours seulement après que, dans la continuité de cette publication, le
juge français ait lancé des mandats d’arrêt internationaux contre neuf person-
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nalités rwandaises proches du président Paul Kagamé, et réclamé des poursuites contre ce dernier8, Kigali romput ses relations diplomatiques avec Paris,
restant convaincue à ce jour que l’émission de ces mandats a été téléguidée de
Paris, comme le confia Charles Murigande à l’auteur en lui affirmant qu’« en
France, la loi demande au magistrat, avant qu’il ne poursuive une autorité
étrangère, d’obtenir l’autorisation du Président de la République », déduisant
« qu’avant que ces mandats n’aient été lancés, l’autorisation du Président de la
République a été demandée et obtenue. »
Conclusion
Ainsi, si les déclarations du diplomate rwandais nous confirment qu’il existe bien
un lien de causalité entre l’émission par Bruguière de ses mandats et la rupture
par Kigali de ses relations diplomatiques avec Paris, seul un lien temporel nous
permet, en revanche, de supputer que la mise en place de la commission Mucyo
ait, quant à elle, résulté de la fuite médiatique du rapport Bruguière, fuite que
maîtrisa toutefois parfaitement le plombier Stephen Smith par le biais du journal Le Monde.
Le rapport Mucyo comme monnaie d’échange ?
Un mois à peine avant la publication du rapport de la commission rwandaise,
Paul Kagamé avait menacé de faire inculper des ressortissants français pour le
génocide de 1994, si les tribunaux européens n’annulaient pas les mandats
d’arrêt émis à l’encontre de ses proches. Aussitôt la presse interpréta ses propos
comme la démonstration que la commission Mucyo n’aurait, dès le départ, eu
pour seul objectif que de servir de monnaie d’échange à une transaction politique entre Paris et Kigali, loin toutefois de toute volonté de faire éclore la vérité
historique et, par voie de conséquence, de rendre justice aux victimes. Mais ce
sont les mandats d’arrêt susceptibles de se fonder sur les conclusions du rapport Mucyo, et non la publication de ce dernier, qui auront été mis dans le
panier de la mariée aux fins d’obtenir la levée des mandats d’arrêt émis par le
juge Bruguière. Il ne s’est donc pas agi là de négocier la possibilité d’occulter
la vérité historique.
Cela ne veut pas dire que le Rwanda n’a pas, un temps, été prêt à s’en arranger
quelque peu, lorsque les efforts diplomatiques qu’il avait engagés suite au
génocide étaient allés jusqu’à intégrer la possibilité d’accepter une légère entorse
à l’entière vérité, pourtant une et indivisible. Murigande s’en est confié à l’auteur en lui affirmant que « si la France s’était présentée à nous, même de façon
mensongère, en disant « écoutez, nous avons soutenu le régime d’Habyarimana dans la pure tradition des soutiens que nous apportons aux régimes du
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pré carré français, sans trop savoir que ce régime commettrait ce génocide », nous
aurions peut-être même accepté ce mensonge. »
La position de la diplomatie rwandaise s’inscrit toutefois désormais dans le
cadre d’une absence totale de concession à la vérité historique. Il ne resterait ainsi
plus aujourd’hui de négociation possible que dans le cadre d’un troc consistant
pour le Rwanda à ne pas émettre de mandats d’arrêt contre de hauts dirigeants
français en échange de la levée de ceux qui visent l’entourage du président
rwandais. Or, envisager que des coupables puissent échapper à la peine qu’ils
méritent au prétexte que des innocents échapperaient ainsi à leur arrestation au
cours d’un déplacement est autant criticable que tout arrangement avec la
vérité historique pour apaiser des relations diplomatiques.
Lorsque, le 5 août 2008, le rapport Mucyo fut rendu public, ses conclusions prêtèrent de nouveau à confusion. Ainsi y lit-on qu’« au regard de la gravité des faits,
la Commission demande au gouvernement rwandais de se réserver le droit de
porter plainte contre l’État français pour sa responsabilité dans la préparation
et l’exécution du génocide de 1994 au Rwanda devant les instances judiciaires
internationales habilitées. » Mais, dans le même souffle, le rapport consigne que
« la Commission recommande au gouvernement rwandais de trouver un règlement diplomatique de la question avec l’État français dans la mesure où ce
dernier est prêt à reconnaître l’entière étendue de sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide au Rwanda et à prendre les mesures de
réparation conséquentes en accord avec le gouvernement rwandais. » Cette
formulation vint donc à nouveau alimenter l’idée selon laquelle, en mettant
dans la balance une demande de mise en accusation judiciaire et un règlement
diplomatique, le génocide serait instrumentalisé. Or ce que dit cet extrait des
conclusions du rapport Mucyo, c’est que Kigali s’apprêterait à accepter des
réparations sans nécessairement recourir à la contrainte que sont censées permettre des poursuites. Aussi Kagamé propose-t-il de dénouer le nœud des relations franco-rwandaises sans pour autant avoir à en couper la corde, pour la rafistoler ensuite. C’est ce que projette, en revanche, de faire la France qui, à cette
fin, mise sur l’amnésie plus ou moins volontaire des médias, des politiques et
de la société civile.
Pions noirs, Pions blancs
A se concentrer exclusivement sur les causes censées fournir une explication
rationnelle à chacune des actions entreprises par le Rwanda au cours de la
période post-génocidaire, on en oublierait presque d’analyser celles des actions
qu’a menées la France au cours de la même période. C’est ce que l’actuelle
ministre rwandaise des Affaires étrangères, Rosemary Museminari, a tenté de
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rappeler, le jour même de la publication du rapport de la commission rwandaise,
en déclarant que « s’il y eut quelque représaille que ce soit, ce fut celle de Bruguière à l’encontre de la Commission Mucyo ! »
Il convient, en effet, de garder à l’esprit que si l’information judiciaire menée
par le juge Bruguière émane de plaintes formulées en bonnes et dues formes,
le calendrier des événements qu’elle engendra n’a, quant à lui, tenu compte
que de considérations médiatiques consistant à rendre inaudible la moindre
révélation relative à l’implication de la France dans le génocide. C’est dans cette
logique que l’émission des mandats d’arrêt s’articule sur le démarrage des auditions publiques de la commission Mucyo. Aussi la chef de la diplomatie
rwandaise a-t-elle tenté de repositionner un débat que l’intrication temporelle des événements de la période post-génocidaire avait jusqu’alors conduit
à inverser.
Il faut également comprendre qu’en étant la première à avoir attaqué, avec
l’émission par le juge Bruguière de mandats contre l’entourage de Paul Kagamé,
la France se donne, dans cette affaire, l’allure du pays dont l’absence apparente
de concession laisse supposer qu’il est du côté de la justice et de la vérité. Ce faisant, elle est parvenue à revêtir indûment l’habit que le Rwanda aurait dû luimême revêtir. Le Rwanda, au sortir du génocide, a cependant fait tout ce qui était
en son pouvoir pour favoriser un apaisement diplomatique avec la France, dont
le comportement n’aura, en retour, fait, à ce jour, que s’inscrire dans une stratégie offensive à son encontre.
La France ayant attaqué en premier, elle joue depuis lors avec les pions blancs,
tandis que Kagamé joue, lui, avec les pions noirs. Aussi toute action initiée par
l’actuel président du Rwanda est-elle susceptible d’être perçue « en réaction ». Ainsi est-ce de nouveau un pion noir qu’avance Kagamé avec la commission Mutsinzi relative à l’attentat du 6 avril, susceptible d’être perçue
comme la riposte à l’avancée du pion blanc que constitue l’instruction judiciaire du juge Bruguière.
L’inverse n’est toutefois pas de mise en ce qu’il est improbable qu’en réaction
à la commission Mucyo, la France décide d’avancer un pion noir, ce qui se traduirait par la mise en chantier d’une commission française censée rassembler
les preuves de l’implication de Paul Kagamé dans le génocide. Prouver sa culpabilité dans la mort programmée d’un million d’êtres humains serait en effet
autrement plus ardu que l’entreprise qui a, pour le juge Bruguière, consisté à
instrumentaliser la justice française aux fins de construire artificiellement son
implication dans l’assassinat d’une poignée d’hommes.
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dossier
notes
1. Alors qu’il abordait sa phase d’approche de la piste d’atterrissage de l’aéroport de la capitale
rwandaise (Kigali), l’avion à bord duquel avait pris place le président Habyarimana fut touché, en
plein vol, par deux missiles sol-air.
2. Jean Mutsinzi fut président de la Cour suprême rwandaise et est actuellement juge à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Un comité composé de sept membres se charge de
cette enquête.
3. Mission d’information parlementaire sur le Rwanda présidée par Paul Quilès en 1998.
4. Comparaissant le 24 septembre 2008 à la barre comme témoin de la défense à l’occasion du
procès intenté par SOS Racisme contre Pierre Péan, le Colonel Luc Marchal, chef des Casques
bleus belges de la Mission des Nations Unies au Rwanda (Minuar), a confirmé avoir, en janvier 1994, été informé par un certain « Jean-Pierre », qu’un génocide se préparait à l’encontre des
Tutsis. Contre toute attente, à Manhattan, l’ONU refusera pourtant à Roméo Dallaire, alors chef
militaire de la Minuar, de s’attaquer aux caches d’armes du génocide !
5. C’est ainsi qu’on dénomme les Tutsis alors présents au Rwanda, par opposition aux Tutsis de l’extérieur représentant les Tutsis qui, après avoir fuit les pogroms des années 60, se réfugièrent dans
les pays voisins : Ouganda, Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), Burundi et
Tanzanie.
6. Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale.
7. Aussi, le jour de la publication du rapport Mucyo, le ministre rwandais de la justice, Tharcisse
Karugarama, tînt-il à préciser que « ce n’est pas un rapport criminel contre quiconque mais le résultat d’une enquête détaillée et minutieuse qui ne cherche à apporter ni preuve de culpabilité ni preuve d’innocence de qui que ce soit mais plutôt d’établir la vérité sur ce qui s’est passé dans ce pays
un peu avant, pendant et un peu après le génocide. » Et d’ajouter : « Ce qui ne veut pas dire que
le Rwanda n’est pas en mesure d’utiliser les informations consignées dans ce rapport aux fins d’initier des procédures à l’encontre d’individus complices du massacre d’un million de Rwandais. »
8. Paul Kagamé bénéficie, en effet, de l’immunité présidentielle.