Fiche du document numéro 11558

Num
11558
Date
Samedi 14 novembre 2015
Amj
Auteur
Fichier
Taille
303971
Pages
6
Titre
« Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda », par François-Xavier Verschave
Type
Langue
FR
Citation
« Complicité de génocide ?
La politique de la France au Rwanda »,
par François-Xavier Verschave
Jacques Morel
14 novembre 2015, v1.7

Introduction
« Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda », de François-Xavier Verschave,
paraît fin octobre 1994, 1 alors que le Conseil de sécurité des Nations Unies n’a pas encore reconnu le
génocide des Tutsi.
Ce livre m’a hameçonné. J’y admire encore aujourd’hui l’exceptionnelle aptitude intellectuelle de
François-Xavier à réussir en l’espace d’un été à collecter l’information, en faire la synthèse en distinguant
le vrai du faux, et à écrire dans un style vigoureux une dénonciation argumentée de la complicité de la
France dans ce génocide.

Genèse du livre
Ce livre est issu d’un travail collectif. Il a été précédé par un rapport pour l’Observatoire permanent
de la Coopération française, 2 dont la partie historique était écrite par Claudine Vidal. Verschave n’était
pas un spécialiste de l’Afrique, mais on lui dira que « ce rapport sauve l’honneur des africanistes » (La
Françafrique, p. 78).
L’explication est dans l’association Survie et son président Jean Carbonare. Complémentaire de Verschave, celui-ci a œuvré longtemps en Afrique. Il a fait partie de la Commission internationale d’enquête
sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda. À son retour, le 24 janvier 1993 sur France 2, il
dénonce les massacres : « on sent que, derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route [...] C’est
une politique organisée [...] On a parlé de purification ethnique, de génocide », il est frappé par « l’implication du pouvoir [rwandais] » et il ajoute « notre pays, qui supporte militairement et financièrement ce
système, a aussi une responsabilité ». « Cette prophétie en direct, dixit Verschave, n’aura pas de suite »
(La Françafrique, pp. 19-20).

Une documentation restant à découvrir
Verschave donne des informations, inédites pour l’époque, comme le coup de téléphone d’Habyarimana
à Jean-Christophe Mitterrand en 1990 pour lui demander le soutien militaire de la France (p. 35) ou
l’hélicoptère de combat qui, piloté par un agent de la DGSE, a neutralisé une colonne de ravitaillement
du Front patriotique rwandais (FPR) en octobre 1990 3 (p. 36).
Il présente les « Dix commandements du Hutu », la définition du Tutsi comme l’ennemi principal, le
discours de Léon Mugesera, etc.
1. François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, Paris,
octobre 1994.
2. François-Xavier Verschave, Claudine Vidal, France - Rwanda : l’engrenage d’un génocide, 19 septembre 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/VerschaveVidal19septembre1994.pdf
3. Stephen Smith, La guerre secrète de l’Élysée en Afrique de l’Est, Libération, 11 juin 1992.

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Bien avant la Mission d’information parlementaire, la fuite des archives Mitterrand rassemblées par
François Carle, les pièces à conviction du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Verschave
a déjà réuni en octobre 1994 des preuves essentielles de la planification du génocide.

Le massacre de Tutsi, érigé en nouveau service public
Pour caractériser les massacres d’avant 1994, Verschave reprend une phrase de Stephen Smith : « Habyarimana, avait érigé en service public le massacre de Tutsis et d’opposants hutus » 4 (p. 28). Ce terme
de « nouveau “service public” » est d’autant plus exact que les massacres sont ordonnés par les autorités,
qu’ils sont organisés comme des travaux communautaires de nettoyage, que les tueurs sont transportés
par l’office des transports publics, que les cadavres sont jetés dans les camions de la voirie de Kigali et
les fosses creusées avec des engins de travaux publics.
Mais Verschave ne se complait pas dans l’humour noir. Il rebondit par la question : « Est-il service
public plus essentiel que d’empêcher la perpétration des génocides ? » (p. 156) La France va-t-elle y
contribuer, elle qui se veut apôtre de « l’ingérence humanitaire » ?

Accords d’Arusha, chiffons de papier et coups tordus
Le livre révèle la profonde connivence entre officiers français et rwandais (p. 40). Un officier français, le
colonel Chollet, exerce le commandement opérationnel de l’armée rwandaise. « À Kigali, écrit Verschave,
nos stratèges militaires et nos experts en “coups tordus”, tous ces “extrémistes de notre politique passée,
en effet totalement pro-hutu”, 5 encouragent le président rwandais à récidiver, en s’opposant aussi aux
accords définitifs d’août 1993 [à Arusha]. » (p. 79)
Ces accords de paix permettaient au FPR de rentrer au gouvernement et de fusionner avec l’armée
rwandaise. Mais Verschave observe : « Jamais en effet jusqu’alors une rébellion armée n’avait pu prendre
le pouvoir dans un pays du champ francophone contre l’avis de Paris » (p. 80). Et il cite Marie-Pierre
Subtil du Monde : « Après la signature des accords, l’establishment militaire ne manqua pas de faire
savoir son opposition à l’embargo sur les armes qui devait en résulter » (p. 40). 6
Qu’en déduire pour l’attentat du 6 avril 1994 ? « Il n’est pas inutile de rappeler, écrit Verschave, le
savoir-faire ravageur, quasi diabolique, dont sont traditionnellement capables certains de nos militaires
“spécialisés”. » (p. 79) Et il rappelle quelques coups tordus en Indochine 7 et en Algérie. 8 Selon lui, « le
génocide rwandais en porte les traces » (p. 79).

La recette « des massacres homéopathiques » est périmée
Gérard Prunier émet l’hypothèse que l’akazu – le petit groupe autour du président – aurait voulu
reprendre la vieille tactique des massacres des Tutsi de l’intérieur pour répliquer aux tentatives de retour
armé des « Inyenzi », les Tutsi en exil. 9 Verschave suppose que « les extrémistes auraient forcé la dose,
enclenchant l’engrenage qui devait conduire à la guerre totale » (p. 24). Et il observe subtilement que
« la vieille recette du “massacre homéopathique” se révèle non seulement périmée, à tous points de vue,
mais, sur un terrain dégradé, [elle est] mortelle » (p. 24).
4. Stephen Smith, Rwanda : un ancien des escadrons de la mort accuse, Libération, 21 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/JanvierAfrikaSmithLiberation21juin1994.pdf
5. Stephen Smith, L’armée française malvenue au Rwanda, Libération, 20 juin 1994. http://francegenocidetutsi.
org/SmithArmeeFrancaiseMalvenue20juin1994.pdf
6. Marie-Pierre Subtil, La France s’efface au Rwanda, Le Monde, 7 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SubtilMonde7juin1994.pdf
7. Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, Paris, 1994.
8. Benjamin Stora, Amirouche et les « purges » de 1958 in Reporters sans frontières, Le drame algérien, La Découverte,
Paris, 1994.
9. Gérard Prunier, Éléments pour une histoire du Front patriotique rwandais, Politique africaine, no 51, octobre 1993,
p. 136. http://francegenocidetutsi.org/051121.pdf

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En effet, elle a été mortelle pour Habyarimana. Il pratiquait cette vieille recette mais était opposé à
l’élimination totale des Tutsi, que la communauté internationale ne lui aurait jamais pardonnée. Il était
devenu un obstacle.

Horribles soupçons autour d’un avion abattu
Horribles soupçons autour d’un avion abattu le 6 avril à Kigali. Les thèses de deux journalistes sont
confrontées. Celle de Stephen Smith, d’un attentat commandité par le FPR, 10 n’en fait pas « l’hypothèse
la plus plausible ». Celle de Colette Braeckman converge avec l’enquête officielle belge « vers un attentat
prémédité par les ultras de la CDR [des extrémistes hutu] et exécuté par des militaires français » (p. 84). 11
Jeune Afrique du 4 août 1994 rapporte que « la DGSE soutiendrait la thèse accusant les extrémistes
hutus, contre l’avis du renseignement militaire » (p. 91). Verschave avait donc déjà connaissance du
contenu de la Fiche Particulière Rwanda du 11 avril 1994 de la DGSE, qui a été divulguée en 2013 par
Philippe Brewaeys 12 alors que la Mission d’information parlementaire l’a caché.
Evoquant le rôle des anciens de l’Élysée comme Paul Barril et Pierre-Yves Gilleron (p. 42), 13 Verschave
estime qu’« il n’est pas improbable que plusieurs de ces agents [secrets] se soient associés à l’attentat contre
l’avion du président Habyarimana, ou aient couvert sa préparation. » (p. 43)
« À l’heure où ces lignes sont écrites, fin septembre 1994, l’on peut soutenir que la version de Colette
Braeckman a neuf chances sur dix d’être exacte » (p. 95). En 2015, cette probabilité de 90 % que le feu
vert pour l’attentat ait été donné depuis Paris est pour le moins confortée, mais le FPR est toujours
accusé par la justice française.

La reconnaissance de facto d’un régime de Salo
« La reconnaissance de facto d’un régime de Salo » (p. 114). Sous ce titre repris de l’allusion de Jean
d’Ormesson à la république fasciste de Salo en Italie, 14 Verschave stigmatise la reconnaissance par la
France d’un gouvernement, formé le 8 avril, dont « la légitimité politique était nulle » d’après les accords
d’Arusha que la France se targuait d’avoir parrainés. Cette reconnaissance se manifeste par l’accueil
à l’Élysée et à Matignon du ministre des Affaires étrangères (entre guillemets) de ce gouvernement
intérimaire autoproclamé dont le président prononce à Butare un discours « appelant au meurtre des
“complices” ; le soir même, la Garde présidentielle débarquait à l’aéroport, et commençait un carnage ». 15
(p. 115).

Crever les roues du véhicule des pompiers
« L’exécutif de cohabitation, écrit Verschave, a entravé pendant deux mois une possible réaction internationale » (p. 172). « Fin avril, le représentant de la France au Conseil de sécurité refusait l’application
du mot “génocide” aux massacres perpétrés contre les Tutsis » (p. 169). Avant l’adoption d’un embargo
sur les armes par le Conseil de sécurité le 17 mai, la France a « fait de la résistance » estimant qu’il « ne
pénaliserait que les forces “gouvernementales” » 16 (p. 116).
« Face à l’incendie rwandais », la France a utilisé son influence pour « crever sciemment les roues du
véhicule des pompiers » (p. 169).
10. Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15. http://
francegenocidetutsi.org/SmithLiberation29juillet1994.pdf
11. Colette Braeckman, L’avion rwandais abattu par deux Francais ?, Le Soir, 17 juin 1994, p. 1. http://
francegenocidetutsi.org/BraeckmanAvionAbattuPar2FrancaisLeSoir17juin1994.pdf
12. Philippe Brewaeys, Rwanda 1994 - Noirs et Blancs Menteurs, Racine - RTBF, avril 2013, pp. 157-158.
13. Hervé Gattegno, La « boîte noire », le Falcon et le capitaine, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3. http://
francegenocidetutsi.org/GattegnoBarril8juillet1994.pdf
14. Jean d’Ormesson, « J’ai vu le malheur en marche », Le Figaro, 19 juillet 1994, p. 28. http://francegenocidetutsi.
org/JaiVuLeMalheurEnMarcheDormessonFigaro19juillet1994.pdf
15. Human Rights Watch Africa, Génocide au Rwanda, mai 1994, Vol. 6, No . 4. http://francegenocidetutsi.org/
hrw-rwandamai94.htm
16. Henri Vernet, Rwanda, le remords de l’ONU, Le Quotidien, 18 mai 1994.

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Sauter sur Kigali ou sanctuariser un Hutuland
Derrière « le brouillard artificiel de l’humanitaire » (p. 122), l’opération Turquoise avait des « arrières
pensées » (p. 126). Face au probable vainqueur, la France aurait voulu disposer d’un atout en préservant
« une souveraineté hutue sur une partie du Rwanda occidental ». Stephen Smith rapporte ces propos
d’un responsable français : « En sanctuarisant, par notre intervention dans l’ouest du Rwanda, la zone
gouvernementale où une bonne partie de la population s’est réfugiée, nous allons créer une sorte de
Hutuland qui, autrement, serait militairement condamné » 17 (p. 126).
Nous observons dans cette citation du 20 juin qu’il y a eu un projet de créer un Hutuland, donc une
zone débarrassée de toute présence tutsi. L’abandon aux tueurs des Tutsi de Bisesero du 27 au 30 juin
a échappé à Verschave. Mais il reproduit l’appel au secours d’Eric Nzabihimana au lieutenant-colonel
Diego cité par Patrick de Saint-Exupéry (p. 105). 18
Verschave montre le refus d’arrêter ceux qu’il appelle « les génocideurs » :
Le préfet de Kibuye voulait liquider tous les Tutsis avant l’arrivée des Français. Un officier supérieur
français préfére négocier avec lui « pour calmer ses miliciens » (pp. 135-136). 19 « L’ordre de mission de
Turquoise ne comprend pas le désarmement des milices », déclare un militaire français 20 (p. 131).
Le colonel Hogard demande au président et aux ministres du Gouvernement intérimaire rwandais
(GIR) de quitter Cyangugu. « On demande donc aux militaires, commente Verschave, d’inviter ces messieurs à continuer leur travail au Zaïre » (p. 132). Ce qu’ils feront.
Le capitaine de frégate Marin Gillier explique au journaliste Christian Lecomte : « Nous savons que les
bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la plupart impliqués dans les massacres de Tutsis,
voire leurs instigateurs. Nous avons accumulé des témoignages qui le prouvent. Mais, pour le moment,
ils sont nos seuls interlocuteurs [...] Ils nous aident à sécuriser l’endroit en désarmant les milices et en
persuadant les réfugiés de demeurer sur place. » Le journaliste observe que la chasse aux Tutsi se poursuit
dans la zone Turquoise (p. 136). 21

Les fournitures d’armes aux tueurs
Quel soutien la France a-t-elle apporté aux tueurs pendant le génocide ? Verschave écrit : « Pour tout
l’appareil du génocide, du sommet de l’État au dernier milicien, la France n’a cessé d’apparaître comme
une alliée sûre » (p. 70). Paris prônait un cessez-le-feu et des négociations (p. 116). 22 « Pour que subsiste
cette seconde “partie” indispensable au “dialogue national”, il fallait à tout prix éviter son effondrement
militaire » (p. 117). Les livraisons d’armes se sont poursuivies « avec au moins notre bienveillance ».
(p. 117)

Le parallèle avec Vichy et le génocide des Juifs
Verschave est obsédé par la reproduction au Rwanda en 1994 du génocide des Juifs en 1942-1945 et
par la part que la France y a prise. Il dénonce la presse qui, en 1994, a les yeux tournés 50 ans en arrière et
ne voit pas le génocide en cours : « Comment condamner le milicien Touvier et le gestapiste Barbie, puis
réserver le meilleur accueil aux instigateurs du génocide de près d’un million de personnes ? » (p. 175). Il
explicite l’expression « nazisme tropical » de Jean-Pierre Chrétien (p. 23) en évoquant la possibilité d’un
parallèle entre le régime d’Habyarimana et le nazisme : la propagande raciste, la garde présidentielle,
troupe d’élite, telle les SS, les milices Interahamwe, telles les SA... et pour finir le génocide.
17. Stephen Smith, L’armée française malvenue au Rwanda, Libération, 20 juin 1994. http://francegenocidetutsi.
org/SmithArmeeFrancaiseMalvenue20juin1994.pdf
18. Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
19. Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6. http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
20. Carnet de bord de Samantha Bolton, déléguée de MSF à Goma, Le Nouvel Observateur, 28 juillet 1994.
21. Christian Lecomte, Au Rwanda, l’horreur est encore à venir, La Vie, 21 juillet 1994.
22. Alain Frilet, La France prise au piège de ses accords, Libération, 18 mai 1994, p. 1. http://francegenocidetutsi.
org/Liberation1994-05-18FriletFrancePriseAuPiegeDeSesAccords.pdf

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Mitterrand, principal responsable
François Mitterrand est le principal responsable : « La décision de former les Forces armées rwandaises
(FAR), clairement politique, fut prise personnellement par François Mitterrand » (p. 37). 23 Son conseiller
Afrique, Bruno Delaye, dit à Jean Carbonare en 1993 : « Le FPR, nous lui casserons les reins ! » (p. 61).
Mitterrand, qui, selon un haut fonctionnaire, porte une « responsabilité directe, totale et écrasante », 24
se met selon Verschave à habiller l’histoire quand il déclare à la télévision le 10 mai 1994 : « Nous ne
sommes pas destinés à faire la guerre partout, même si c’est l’horreur qui nous prend au visage » (p. 59).
Mais risquant « d’achever son mandat dans le scandale et la défaite » (p. 122), Mitterrand se contredit et décide une opération militaire prônée aussi par Alain Juppé. « François Mitterrand voulait une
intervention beaucoup plus brutale », dit Jacques Baumel. Il révèle l’incroyable « objectif du président de
la République : occuper l’ensemble du Rwanda. Installer nos troupes à Kigali ! » 25 (p. 122). Il prétend
qu’« Édouard Balladur, François Léotard et l’amiral Lanxade ont réussi à imposer leur plan : créer une
zone de sécurité limitée au sud-ouest du pays ». Verschave croit au rôle modérateur de ces derniers (p. 127)
mais il est probable qu’ils y ont été contraints.
« Plus fondamentalement, analyse Verschave, il semble que l’inscription tragique dans la réalité contemporaine du concept de génocide n’ait jamais introduit de rupture dans le pragmatisme mitterrandien ».
Ce concept de génocide, « cette innovation d’après guerre, poursuit-il, ce distinguo, ce détail, François
Mitterrand ne les a jamais vraiment intégrés, pour des raisons qui tiennent à son histoire personnelle
et, surtout, à son obsession de garder, pour pouvoir les jouer, toutes les cartes – quitte à griser les plus
noires. » Et Verschave rappelle la proximité de François Mitterrand avec René Bousquet qui collabora à
la Shoah (pp. 58-59, 169).

Genèse de la plainte pour complicité de génocide
Verschave envisage une procédure judiciaire pour complicité de génocide contre des responsables
français. Ce livre est une enquête « sur les engrenages, complicités et négligences qui ont conduit au
génocide ou l’ont autorisé » (p. 25).
Dans le livre La Françafrique, il concède avec le ministre Charles Josselin « que ce ne sont pas les
Français qui tenaient les machettes », 26 mais il répond que « cela n’exonère pas certains décideurs français
de leurs responsabilités. Que Leguay ou Bousquet n’aient pas fermé eux-mêmes la porte des chambres à
gaz ne suffit pas tout à fait à les innocenter » (La Françafrique, p. 23).
Rappelons que, suite à la Commission d’enquête citoyenne (CEC) de 2004, des plaintes seront déposées
en 2005, quelques mois avant la mort de François-Xavier, en 2010 pour des cas de viols, en 2013 contre
Barril et en 2015 pour fourniture d’armes.

Faibles Églises
Verschave n’oublie pas d’évoquer le rôle de l’Église catholique. « À partir de 1918, le colonisateur
belge l’a installée dans une cogestion complice, comme une des composantes d’un État chrétien » (p. 145).
« La révolution sociale de 1959 fut le résultat d’une collaboration étroite entre l’Église catholique, des
militants hutus et les autorités coloniales. » (p. 145)
« Les élites princières du Ruanda-Urundi, principalement tutsies, s’étaient permis une double audace :
elles revendiquaient l’indépendance pour les deux pays [...] L’Église catholique se senti trahie par ces
princes qu’elle avait promus, et opéra une volte-face opportuniste : elle se tourna vers les Hutus au nom
du choix de la justice. » (p. 145)
23. Jean Guisnel, L’opération Turquoise laisse des bleus à l’armée, Libération, 21 juillet 1994. http://
francegenocidetutsi.org/GuisnelBleusAlArmee21juillet1994.pdf
24. Vincent Hugeux, La mort crie victoire, L’Express, 2 juin 1994, p. 82. http://francegenocidetutsi.org/
Hugeux2juin1994.pdf
25. Interview de Jacques Baumel au Quotidien, 17 juin 1994.
26. Interview de Charles Josselin à Ouest-France, 17 octobre 1997.

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« Les Pères blancs s’impliquèrent dans la création du Parti de l’émancipation des Hutus (Parmehutu), qui traitait carrément les Tutsis de “rare minorité étrangère (venue d’Abyssinie) qui exploite ‘les
authentiques Rwandais’ que sont les Hutus” » (p. 146).
En 1994, des prêtres étaient du côté des tueurs. Verschave cite cet abbé hutu qui déclare en juin
« [Les Tutsis] se préparaient à nous tuer tous, ils avaient des listes, on ne les a devancés que de quelques
jours » 27 (p. 101). Il relève que le 9 juin, « Jean-Paul II déplore la mort des prélats, prêtres et religieux
mais il ne parle pas de ce génocide, commis pourtant par un peuple chrétien » (p. 148).

Un État criminel
Verschave résume son livre en un réquisitoire : « La France a soutenu au Rwanda un régime en pleine
dérive nazie – progressivement ordonné à une “solution finale du problème tutsi”. Elle a financé, équipé et
formé les unités militaires qui, avec leurs excroissances miliciennes, ont exécuté le génocide. Lorsque celuici s’est déclenché, elle a fui. Deux mois plus tard, elle est revenue, avec l’opération Turquoise, dans le but
premier d’éviter la déroute de ses anciens alliés [...] Elle a sauvé la mise aux génocideurs, physiquement et
surtout moralement ; ils règnent maintenant sur plus d’un million de réfugiés, et continuent de menacer
un pays martyr » (pp. 7-8).
Ce livre est à lire et à relire. Pose-t-il un problème de politique africaine ? A mon sens non. C’est
d’abord un problème français, celui d’un État se proclamant patrie des Droits de l’homme et qui, làbas, au cœur de l’Afrique, participe à la commission d’un crime de génocide, dans l’indifférence presque
totale des Français, à l’exception de quelques personnes comme ce lumineux François-Xavier Verschave
et l’association Survie qui maintient le flambeau.

27. Laurent Bijard, Turquoise, l’opération sans boussole, Le Nouvel Observateur, 30 juin 1994.

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