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Personne ne connaît son nom. Dans le dossier d’instruction de l’attentat de Karachi, qui a fait quinze morts dont onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN) le 8 mai 2002 au Pakistan, il apparaît sous son seul alias : « Verger ». Verger est un ancien agent de la Direction de surveillance du territoire (DST), l’ancêtre de la DGSI. Il n’avait encore jamais été entendu par la justice. C’est désormais chose faite. A la faveur d’un tour de passe-passe inédit, les magistrats instructeurs sont parvenus à contourner le secret-défense qui leur est opposé depuis le début de cette enquête.
Le témoignage de Verger, que Le Monde a pu consulter, a été déclassifié par le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, le 23 octobre. Il vient confirmer des informations longtemps tues par les responsables des services de renseignement : la DST, chargée en 2002 de l’enquête sur l’attentat, avait bel et bien travaillé dès les années 1990 sur un certain Ali Ben Moussalem, aujourd’hui considéré comme un personnage clé de l’affaire.
Depuis 2009, le juge Marc Trévidic – chargé de l’enquête jusqu’à son départ du pôle antiterroriste en août 2015 – cherche à savoir si la DST a enquêté sur cet homme et le lui a caché. En d’autres termes si le mobile politico-financier a été volontairement étouffé au profit de la piste islamiste. Les anciens responsables des services qu’il a auditionnés sur ce sujet se sont systématiquement retranchés derrière le secret-défense. Et ses innombrables requêtes en déclassification concernant Ali Ben Moussalem se sont jusqu’ici heurtées à la même réponse : la DGSI, qui a succédé à la DST, ne retrouve aucune trace de ce travail dans ses armoires.
Ce cheikh saoudien était à la tête d’un réseau d’intermédiaires – dont faisait partie Ziad Takieddine – imposé par le gouvernement Balladur dans plusieurs marchés d’armement en 1994 : la vente des sous-marins français Agosta au Pakistan et des frégates Sawari II à l’Arabie saoudite. Il est le pivot de la thèse selon laquelle l’attentat serait une mesure de rétorsion après l’interruption des commissions prévues par ces contrats. Quelques mois après son accession à la présidence de la République en 1995, Jacques Chirac avait décidé de mettre fin aux versements, qu’il soupçonnait d’avoir financé la campagne de l’ancien premier ministre devenu son rival dans la course à l’Elysée.
Ali Ben Moussalem – qui est mort en 2004 – est considéré comme la principale victime de cette décision, avec un préjudice estimé à 120 millions d’euros. Ses connexions avec les services secrets pakistanais et la mouvance terroriste en font, pour les tenants de la thèse politico-financière, un suspect potentiel.
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« Merci pour la France, elle vous le rendra »
Le témoignage de Verger ne suffit pas à étayer le mobile financier de l’attentat. Il confirme en revanche que le renseignement intérieur a bien observé des transactions entre Ben Moussalem et des membres du gouvernement Balladur dans les années 90. La scène qu’il relate a été immortalisée par des « sous-marins » de la DST, des véhicules placés devant la boutique Arije – qui occupait le rez-de-chaussée de la permanence de campagne de Balladur à Paris – en face de l’hôtel Prince de Galles, propriété de Ben Moussalem :
« En 1994-1995, je me suis intéressé aux activités de cheikh Ali Ben Moussalem et de son bras droit, Ziad Takieddine. Gérard Willing [le correspondant de la DST dont Verger était l’officier traitant] m’avait indiqué que la boutique Arije était une plaque tournante de trafics en tout genre et d’armes en particulier. La DST a placé cette boutique sous surveillance. A notre grande surprise, la campagne électorale étant lancée, nous avons observé que des membres du parti républicain de François Léotard [ministre de la défense du gouvernement Balladur] se rendaient dans l’immeuble abritant Arije. (…) Donnedieu de Vabres [chargé de mission auprès de François Léotard] aurait rencontré Ben Moussalem à l’hôtel Prince de Galles. Ce dernier lui aurait remis deux valises, pleines, selon Gérard Willing, d’argent. Donnedieu de Vabres aurait alors remercié Ben Moussalem en lui disant : “Merci pour la France, elle vous le rendra.” »
Aucune trace de cette surveillance n’a été retrouvée dans les archives de la DGSI. Ce témoignage tend ainsi à confirmer les soupçons des parties civiles, convaincues depuis des années que l’appareil d’Etat leur cache la vérité. « Soit la DGSI ment à la justice et à son ministre de tutelle, soit les souvenirs de cet épisode peu reluisant de la rivalité entre Chirac et Balladur ont été détruits », explique Me Marie Dosé, avocate de plusieurs parties civiles.
Durant les sept premières années de l’instruction, une seule piste a été creusée par la DST : celle d’un attentat perpétré par la nébuleuse Al-Qaida. Il faudra attendre 2008 – et la divulgation par la presse d’un rapport confidentiel commandé par la DCN dès septembre 2002, le rapport « Nautilus » – pour que la piste d’une vengeance liée à l’arrêt des commissions s’impose comme une alternative.
Pendant six ans, le juge Marc Trévidic se heurtera au secret-défense opposé par les témoins qu’il auditionne. Faisant suite à de multiples demandes d’actes déposées par Me Dosé, il requiert en 2012, 2013 et 2014 la déclassification des notes de la DST sur Ben Moussalem. Il n’obtiendra qu’un seul document : l’analyse d’un article du quotidien suisse Le Temps, copieusement caviardée et ne présentant aucun intérêt pour l’enquête.
Les déclarations de Verger confirment – pour partie – celles du seul acteur de ce dossier à s’être montré prolixe sur le travail réalisé par la DST durant cette période : Gérard Willing. Cet « honorable correspondant » de la DST a affirmé dans le bureau du juge, le 28 janvier 2013, avoir enquêté sur Ben Moussalem dès 1994 et en avoir rendu compte à Verger, son officier traitant. Il précisait encore avoir transmis une note étayant la piste politico-financière cinq jours après l’attentat.
« Non – Non plus – Non plus – Non »
Son témoignage a depuis été régulièrement contesté – voire discrédité – par plusieurs anciens responsables de la DST. Aucune trace de son travail n’a jamais été retrouvée. Afin de vérifier ses assertions, le juge Trévidic a envoyé le 6 mai des questionnaires à remettre à cinq témoins qu’il n’avait pu entendre ou qui s’étaient retranchés derrière le secret-défense. Les réponses à ces formulaires ont été envoyées directement au ministre de l’intérieur – sans passer par le cabinet du juge – afin que le secret-défense ne puisse lui être opposé. A charge ensuite pour le ministre de les classifier, pour les déclassifier dans la foulée, ce qui est chose faite depuis le 23 octobre.
Les destinataires de ces questionnaires étaient : Jean-Louis Gergorin (ancien directeur de la stratégie du groupe Matra), Raymond Nart (ancien directeur adjoint de la DST), Eric Bellemin-Comte (ancien chef du service de la DST chargé des contacts avec Gérard Willing), Jean-Jacques Pascal (ancien directeur de la DST) et le fameux Verger. Le seul à avoir fait état dans ses réponses d’un travail sur Ben Moussalem est celui dont l’identité demeure à ce jour un mystère. Interrogé sur l’existence de cet agent, l’ancien directeur adjoint de la DST, Raymond Nart, affirme pourtant que l’alias « Verger » ne lui évoque « aucun souvenir ».
Eric Bellemin-Comte – aujourd’hui conseiller auprès du coordinateur national du renseignement à l’Elysée – continue lui aussi d’assurer que, « de mémoire », aucun travail n’a été effectué sur Ben Moussalem par son service. Quant à Jean-Jacques Pascal, ses réponses sont une succession de variations lapidaires sur le thème de la négation :
« J’ignore tout de Monsieur Gérard Willing – Non – Non plus – Non plus – Non – J’en ignore tout – Je ne connais pas le Cheikh Ali Ben Moussalem – Rien – Non. »
Treize ans après les faits, cet ancien patron de la DST continue de se dire convaincu, « à tort ou à raison », que l’attentat est le fait de « la mouvance taliban ».