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L'essentiel sur le maréchal-président a été dit très tôt, à la fin des années 70, par l'écrivain V.S. Naipaul, dans son roman A la courbe du fleuve. Sans jamais le nommer, invoquant seulement l'omniprésence d'un terrifiant portrait officiel, l'auteur rend le « grand homme » responsable de la fulgurante ascension, puis du lent déclin de Kisangani, la capitale du nord-est du Zaïre, située sur la boucle du fleuve du même nom. La ville et son université, « promesse d'avenir », gagnent d'abord sur la forêt vierge, à mesure que des dalles de béton sont coulées sur l'herbe. Puis, tout est à nouveau envahi par la jungle.
Cependant, malgré des actes déments, des décisions arbitraires et l'envoi de troupes pillant ce qu'elles étaient censées protéger, la responsabilité du dictateur resterait insaisissable si, au fil des pages, on ne comprenait pas que cette violence s'exerce sur un pays-continent, qui l'est tout autant. En fait, rien ne définit le « vaste pays », lui non plus jamais nommé, sinon l'ombre du dictateur.
Authenticité africaine. Le reste n'est que littérature. D'abord hagiographique, pour encenser l'homme providentiel, le « sauveur » de l'ex-Congo belge. Par sa prise de pouvoir en novembre 1965, le colonel Joseph Désiré Mobutu met fin à des tribulations armées dans lesquelles ont péri plus de 100 000 civils. On flattera le « grand guide » Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Zabanga, dont le nom à rallonge, gage d'authenticité africaine, est traduit différemment selon les circonstances. En 1977 et 1978, par deux fois, l'Occident lui sauve la mise en intervenant contre les « gendarmes katangais », force sécessionniste dans la plus riche des provinces zaïroises. Mobutu est affaibli. En 1982, hôte déjà recalé du sommet franco-africain, il laisse éclater sa colère contre Danielle Mitterrand, l'épouse du président socialiste, qui refuse d'accompagner son mari à Kinshasa et ne s'en cache point. Cependant, guerre froide oblige, le monde libre ne tourne pas encore la page. Notamment pour la lutte anticommuniste dans l'Angola voisin, Mobutu est toujours utile.
C'est seulement après la chute du mur de Berlin qu'on change de genre, désormais pamphlétaire. Le nouveau raccourci mène droit des faits au factum. Le 11 mai 1990, le massacre de Lubumbashi 350 morts supposés, 12 morts avérés motive la rupture de la coopération belge. L'ex-métropole coloniale s'en sort, c'est l'essentiel. Toujours aux aguets d'un héritage colonial en Afrique francophone, Paris ne lui emboîte pas le pas, mais, en septembre 1991, manquera de débarquer Mobutu. C'est en tout cas ce que l'ambassadeur alors en poste à Kinshasa, Henri Rethoré, suggère lorsqu'un contingent français intervient au lendemain de violentes émeutes dans la capitale zaïroise, mise à sac par une armée déjà impayée. Pourquoi, en même temps que les expatriés français, ne pas « évacuer » le dictateur abandonné de tous? Jean-Christophe Mitterrand, fils aîné du Président et conseiller africain de son père, s'y oppose. Après son départ de l'Elysée, la France s'engage au sein d'une troïka occidentale aux côtés des Etats-Unis et de la Belgique à isoler et, si possible, à faire partir en douceur le « dinosaure ». Signe des temps qui changent, la France préfère à l'intervention musclée sa classique « politique du 2e REP » (les paras sur Kolwezi ou dans les rues de Kinshasa) un simulacre d'action multilatérale.
Fortune personnelle. L'histoire tournera à la farce. Mobutu est interdit de séjour, ses biens à l'étranger sont recensés en vue d'une confiscation qui n'aura jamais lieu. On brode sur le « roi nègre » qu'aux yeux de l'Occident nul n'incarne mieux que le « coffre-fort ambulant coiffé d'une toque de léopard », selon la formule de Bernard Kouchner. On répète à l'envi que « la fortune personnelle de Mobutu égale la dette extérieure du Zaïre », bien que cette dernière depuis que l'affolant parallèle fut établi dans le rapport Blumenthal à la fin des années 80 ait doublé, contrairement à la fortune de Mobutu. Lors des funérailles du roi Baudouin, à Bruxelles, il n'y a pas de place pour l'homme fort du Zaïre, qui fait honte. L'ancienne Afrique belge est représentée, au premier rang, par le général-président rwandais, Juvénal Habyarimana...
Nouvelle respectabilité. Le génocide au Rwanda, en 1994, vaudra à Mobutu rédemption. Dès juin, Jacques Foccart, l'octogénaire monsieur Afrique du gaullisme, se rend en personne à Gbadolite, le « Versailles dans la jungle », pour obtenir le feu vert du président zaïrois à l'opération Turquoise, l'intervention militaro-humanitaire de la France. Puis, Jimmy Carter négocie le maintien des réfugiés hutus sur le sol zaïrois contre un visa pour les Etats-Unis et une nouvelle respectabilité internationale. Enfin, le 31 octobre dernier, c'est l'adjoint de Jacques Foccart, Fernand Wibaux, qui accompagne le secrétaire général de l'Elysée, Dominique de Villepin, au chevet de Mobutu à Lausanne. Le scénario du grand retour est mis au point. Atteint d'un cancer, opéré de la prostate et exténué par une chimiothérapie, le maréchal-président vient se reposer dans sa Villa del Mare, en France. Moribond sur les rives du lac Léman, convalescent sur la Côte d'Azur, il rentre dans son pays, comme deus ex machina, pour une ultime « reprise en main ». Puisqu'il est dit que le Zaïre n'existe qu'à l'ombre d'une icône Otage de l'Occident. Comme dans la conception traditionnelle du pouvoir en Afrique, qui mêle prérogatives de fonction, droits patrimoniaux et force vitale, tout se mélange: la politique, le calcul des grandes puissances et le rêve fou de celui qui, dictateur depuis trente et un ans, préférant mourir plutôt que d'être ex-président, parle d'élections libres mais ne songe qu'à son apothéose dans les urnes. S'y ajoute, peu connue, l'histoire personnelle. Celle d'un homme qui, dès 1989, se savait atteint d'un cancer mais qui ne s'est pas fait opérer dans l'espoir d'avoir enfin un enfant avec Bobi Ladawa, sa seconde épouse « maudite » par une rivale. Il s'était donné un an, puis ont commencé les tribulations de la démocratisation. L'histoire, aussi, d'un grand paresseux porté sur l'alcool, cuvée spéciale rosée Moët et Chandon, seul chef d'Etat au monde à n'avoir jamais eu un bureau de travail et qui, depuis deux ans, n'a même plus d'intendant général. Malade, otage de sa famille, de son passé et de l'Occident, Mobutu, pour gagner son ultime pari, devrait atteindre le pays réel. Pour y parvenir, il faudrait rien de moins qu'une résurrection.
Stephen SMITH