Fiche du document numéro 11189

Num
11189
Date
Mars 1999
Amj
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Taille
177768
Pages
18
Titre
Rwanda. Réflexions sur les rapports parlementaires de la Belgique et de la France
Page
159-164.
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MIP
Cote
n° 73
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Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
MAGAZINE
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Débat

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documents

Rwanda
réflexions sur les rapports
parlementaires de la Belgique
et de la France
Pour la première fois en France, le Parlement s’est engagé
dans le domaine réservé de la politique africaine en promettant
de faire la lumière sur le génocide au rwanda. Le rapport de la
mission Quilès a toutefois soulevé des interrogations quant à
la portée réelle de cette innovation. Si les incohérences de la
politique de la France étaient mises en évidence, les véritables
responsabilités politiques et militaires n’étaient-elles pas
éludées ? La mission d’information française aurait-elle été
plus frileuse que la commission d’enquête du Sénat belge ?
J-P. Chrétien, J-C. Willame, M. Le Pape s’engagent dans le débat.

Les responsabilités politiques du génocide,
vues de Bruxelles et de Paris

L

es rapports de la commission sénatoriale belge et de la mission d'information de
l'Assemblée nationale française, sortis en 1997
et 1998, répondaient à des motivations différentes : là-bas, pression populaire des familles
des dix casques bleus victimes des premiers
massacres à Kigali ; ici, désir très politique
de traiter le syndrome « françafricain »,
devenu trop patent, aiguillonné par quelques
journalistes, intellectuels et militants associatifs. Le scandale du génocide au Rwanda
va sans doute continuer à rebondir d'une capitale à l'autre : ce sera ensuite le tour de New
York et Washington, sans exclure des effets
de boomerang. En attendant la clarification,
qui demandera beaucoup de temps, les initiatives française et belge représentent une

première étape : les rapports, complétés de
documents et de comptes rendus (Bruxelles)
ou de résumés (Paris) des auditions, sont
venus démentir le scepticisme suscité par les
tergiversations institutionnelles en Belgique
ainsi que l'absence d'esprit d'investigation et
les « oublis » qui ont marqué les premières sessions en France. La comparaison des deux
textes mérite d'être menée.
Les justifications historiques de l'intérêt
porté au Rwanda sont évidemment différentes : liens durables avec une ancienne colonie du côté belge, géopolitique de puissance
du côté français, où le Rwanda est décrit en
haut lieu, dès 1990, comme un bastion oriental menacé de submersion anglo-saxonne,
donc comme un pion à tenir sur l'échiquier

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francophone. L'argument de l'interposition
dans une guerre censée avoir opposé le
Rwanda à l'Ouganda a inspiré l'intervention
militaire française d'octobre 1990 à décembre 1993, sous le couvert de la sécurité de nos
compatriotes, et a conduit en fait à soutenir le
régime Habyarimana tout en prétendant l'inciter à la modération. La Belgique a géré au
contraire, y compris au moment où son
contingent joue un rôle délicat au sein de la
Minuar (Mission des Nations unies d’assistance au Rwanda), son désengagement militaire de novembre 1990. Dans les deux cas,
les parlementaires s'interrogent sur la cohérence des stratégies et sur les erreurs de la
politique militaire. Les divisions internes
jouent un rôle manifeste à Bruxelles, où la
mouvance sociale-chrétienne flamande est
mise en cause par les libéraux et les socialistes. À Paris, l'esprit de cohabitation
l'emporte dans une certaine mesure, sauf à
propos des hypothèses colportées par les
anciens ministres François Léotard et Bernard
Debré sur l'attentat du 6 avril 1994 et qui
suscitent l'ironie des deux rapporteurs socialistes. Aussi, le refus des députés de droite
de voter le rapport peut-il surprendre, au
moment même où Pierre Messmer sort un
ouvrage (Les Blancs s’en vont) dans lequel il
affirme que, en aidant le régime de Kigali,
Mitterrand avait encouragé de fait les extrémistes hutu et qu'il portait donc « une part de
responsabilité dans l'horrible génocide qui a
suivi ». L'interrogation morale nous semble
avoir été plus présente en Belgique, dans la
ligne des mouvements d'opinion de type
« marche blanche »
Mais c'est la politique menée par les partenaires du régime Habyarimana entre 1990
et 1994 qui est en cause dans tous les cas.

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Chacun s'accorde aujourd'hui pour reconnaître les faiblesses de l'analyse de la situation.
« La diplomatie française n'a pas fait une analyse suffisante des arguments, des méthodes
et de l'idéologie de ceux qui, dans le gouvernement rwandais et dans l'akazu (la «maison»
présidentielle), refusaient a priori tout accord
avec le FPR (Front patriotique rwandais) et
poussaient au massacre des Tutsi et des Hutu
modérés » (rapport français). « La commission
est convaincue qu'outre les responsables
rwandais, des autorités politiques et militaires
de la Belgique, des Nations unies et de
l'ensemble de la communauté internationale
sont directement ou indirectement responsables de certains aspects des événements
dramatiques postérieurs au 6 avril 1994 au
Rwanda... C'est un concours de circonstances,
de négligences et de mauvaises évaluations et
également d'erreurs qui ont mené au drame »
(rapport belge).
Il est frappant de voir combien l'aveuglement de ceux qui ont pris les décisions à Paris
entre 1990 et 1994 ressort, quatre ans après le
génocide, non de l'ouverture de documents
ultra-secrets, mais de la simple lecture des
messages diplomatiques ou militaires de
l'époque. La langue de bois des commentaires
officiels de ces années-là et le silence qui dominait dans les médias (notamment audiovisuels) sur la dérive rwandaise ne reposaient
pas sur l'ignorance, mais sur la volonté de ne
pas savoir. Le poids de l'akazu, les complicités
officielles, y compris celles de forces de l'ordre,
dans les pogromes de 1991 à 1993 (élimination
du clan des Bagogwe, massacres du Bugesera,
etc.), les mises en garde du rapport de l'ONU
d'août 1993 suivant celles de la FIDH (Fédération patriotique des droits de l’homme),
l'éventualité d'un génocide et la peur régnant

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à ce sujet en milieu tutsi dès le début de la
crise, les jeux régionaux de Habyarimana
(notamment au Burundi), les confidences brutales de hauts responsables militaires à leurs
« amis » français, tout cela aurait pu peser
sur les décisions prises à la Défense, aux
Affaires étrangères, à la Coopération et surtout
à l'Élysée : il n'en a rien été. Pourquoi ? La
question reste en suspens. Bien plus, certaines
réactions des principaux observateurs français
en avril 1994, à commencer par l'ambassadeur de l'époque, laissent pantois dans leur
refus de comprendre ce qui se passe. À ce
moment-là, on dirait que la cécité est intériorisée. Comment vouliez-vous qu'on ait pensé à
un génocide ?
Côté français, la persistance imperturbable
de clichés ethnographiques du début du siècle
est étonnante ; ceux-ci réapparaissent même
lors des auditions de 1998 dans la bouche de
plusieurs intervenants, et non des moindres
(anciens ministres, généraux, conseillers à
l'Élysée). La spécificité historique rwandaise,
pourtant rappelée par plusieurs spécialistes au
début des auditions, se dilue dans un verbiage tribal ou racial et dans une vision équilibriste de l'affrontement hutu-tutsi, sans que
la commission ait fait sur le moment la
moindre observation : logique d'une « mission
d'information » ? Peut-être. Pourtant, le rapport lui-même suggère qu'il s'agit alors moins
d'informations sur les Rwandais que sur la
mentalité des décideurs français.
Les autorités belges sont apparemment
plus lucides, et très vite, sur le double langage de Habyarimana. Cela s'exprime aussi
bien dans la presse, toujours plus incisive
qu'en France, que dans des mises en garde
officielles (même si elles restent confidentielles) de Bruxelles auprès de Kigali, notam-

ment en 1993. En revanche, le rapport belge
s'interroge, pour les premiers mois de 1994,
sur les raisons du décalage entre la précision
des informations alarmantes transmises par
différents services présents au Rwanda et la
rétention ou le filtrage à Bruxelles.

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a question essentielle posée dans les
deux rapports de manière plus ou moins
directe est d'une autre gravité : elle concerne
l'adhésion à la logique même qui a « légitimé » le génocide, à savoir le schéma du
« peuple majoritaire ». Ce dernier justifiait le
« pouvoir hutu » à la fois au nom de la démocratie du nombre et de l'autochtonie « bantoue », et représentait le principe fondateur de
la République hutu depuis 1961. La référence
à une majorité de naissance dite « démographique » ou « naturelle » permettait même
de conforter la dictature de la minorité nordiste au pouvoir à Kigali à la fin des années 80.
Enfin, elle a été systématiquement instrumentalisée par l'aile extrémiste dite Hutu
Power, englobant les leaders du parti unique
ou de la faction raciste CDR (Coalition pour
la défense de la République) et des éléments
conservateurs des partis d'opposition, pour
préparer et accompagner les tueries de 1994.
Or, tout se passe comme si les plus hauts
responsables politiques et militaires français
de l'époque mitterrandienne avaient tenu
pour correcte cette définition socio-raciale de
la démocratie et choisi leur camp en conséquence. Certains passages du rapport belge
stigmatisent ce parti pris, que confirment aussi
le rapport français lui-même et surtout plusieurs auditions. D'autres spécialistes du
Rwanda ont relevé cette adhésion des autorités françaises aux thèses de l'extrémisme
hutu. Ce militantisme peut difficilement n'être

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qualifié que d'aveuglement. Il pose des
questions non élucidées à ce jour sur la part
de l'intérêt, des manœuvres de certains
groupes de pression, des préjugés hérités d'un
africanisme borné ou des illusions populistes
induites par un regard trop lointain et trop
méprisant porté sur le continent noir.
Le rapport parlementaire fait certes écho à
un souci d'« équilibre ethnique », y compris
au moment du sabotage de l'application des
accords d'Arusha par Habyarimana, et même
quand l’opération Turquoise devait rester
« neutre » entre des génocidaires et des victimes considérées jusqu'à plus ample informé
comme des « ennemis infiltrés » (une position qui explique notamment l'affaire du massacre de Bisesero). En fait, « les Tutsi », en
vertu d'un stéréotype pour le moins douteux,
se voient crédités a priori de toute stratégie
machiavélique, à commencer par les fusillades
mises en scène à Kigali par l'armée rwandaise
dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990 et attribuées au FPR pour justifier l'accélération des
aides étrangères : jusqu'à aujourd'hui, des
acteurs français continuent à prendre au
sérieux cette mascarade, que le rapport luimême attribue hâtivement à une « double
intoxication ». En revanche, il faut prendre
acte des pages exemplaires qui révèlent
l'entreprise de désinformation menée sur
l'attentat du 6 avril 1994 par des éléments des
ex-FAR relayés par des observateurs français ou
belges, sans être toutefois en mesure d'aller
jusqu'au bout de l'enquête sur les faits euxmêmes.
Mais le « peuple majoritaire » reste omniprésent dans les justifications de la bonne foi
de notre pays, avec une amnésie quasi complète sur le sort des Tutsi rwandais (de l'intérieur ou de l'extérieur) durant trente ans. Le

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contraste entre les interprétations belge et
française de la politique de Habyarimana
dans les premiers mois de 1994 est très significatif : dans la première, l'ancien président
rwandais manipulait l'opposition et s'employait à la diviser pour se constituer une
minorité de blocage dans la future assemblée ; dans la seconde, il s'efforçait de résister
aux efforts du FPR pour contrôler une opposition majoritaire. Ces deux approches ont
chacune leur part de vérité, mais, dans le
regard français (reflété encore dans le rapport), on retrouve l'incompréhension radicale
de toute issue politique qui n'aurait pas coïncidé avec la fameuse majorité naturelle. Or, ce
jeu à trois qui a marqué les années 1992 et
1993 représentait pour le Rwanda un espoir
de sortir du piège d'un affrontement binaire
reproduit de génération en génération.
Paradoxalement, la France « jacobine »
s'alignait sur le populisme communautariste
des sociaux-chrétiens flamands, qui ont été
les défenseurs les plus acharnés du « modèle
rwandais » jusqu'après le génocide. Le rapport
belge s'attarde sur les jeux de cette mouvance :
appuis de l'Internationale démocrate chrétienne à Habyarimana, lobbying du MRND
(Mouvement révolutionnaire national pour
le développement) en Belgique, origine idéologique de Georges Ruggiu, l'animateur belge
de la radio RTLM, compromissions de l'ONG
Nord-Sud avec l'akazu. Cette investigation sur
les réseaux est absente du rapport français,
malgré l’importance spécifique de ces derniers sur le plan militaro-financier (mercenariat, contrats privés et commerce d'armes).
On n’y trouve rien non plus sur les affaires
concernant des suspects d'action génocidaire
réfugiés en France, contrairement au bilan
judiciaire du côté belge.

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163 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

Sur le plan proprement politique, on peut
repérer une série de grands moments dont
l'analyse a été éludée :
• le printemps 1991, quand l'Élysée décide
apparemment d'appuyer à fond le régime
Habyarimana. Au début du mois de mai,
après la visite de ce dernier à Paris, le ministère rwandais des Affaires étrangères informera lui-même (sic) l'ambassade de France à
Kigali de décisions d'ordre militaire prises à
Paris par les deux présidents.
• septembre 1992, quand le principal leader
du parti extrémiste CDR, J. B. Barayagwiza,
bénéficie (six mois après les massacres du
Bugesera), d'un courrier amical de l'Élysée,
premier indice d'un étrange appui donné à
cette formation, allant jusqu'à l'accueil du
même personnage à Paris le 27 avril 1994.
• le printemps 1993, marqué (au lendemain
d'une nouvelle offensive du FPR) par un appui
donné ouvertement à la ligne du « front hutu »,
selon la logique du Hutu Power, notamment à
l'occasion de la mission Debarge à Kigali,
conjointement avec le développement d'une
propagande relayée par plusieurs organes
parisiens sur le « complot anglo-saxon »,
l'« empire hima » et les « Khmers noirs ».
• enfin, d'avril à juillet 1994, quand les liens
sont maintenus avec le gouvernement
Kambanda, jusqu'à à son exfiltration depuis
Gisenyi via Cyangugu, en passant par la
réception à Paris du ministre Bicamumpaka,
également le 27 avril 1994, et par les relations
avec l'état-major des FAR. Le rapport fournit à
ce sujet des documents qui nous paraissent
accablants, sans que, lors de son audition,
l'ambassadeur de l'époque ait été interrogé
de manière convaincante, notamment sur son
rôle dans la formation même du gouvernement dit intérimaire, censé être conforme aux

accords d'Arusha (sic). Or, le rapport belge
note (p. 520 ) : « réunion de huit ministres
MRND chez l'ambassadeur de France pour former un gouvernement civil ». Cela aurait
mérité un éclaircissement.

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es deux rapports soulèvent beaucoup
de questions sur le fonctionnement des institutions qui ont été en charge de l'affaire rwandaise – du côté français, c'est même l’une des
motivations importantes de la mission d'information, à savoir le contrôle parlementaire
sur les opérations militaires à l'extérieur. Ils
offrent donc des matériaux passionnants sur
la prise de décision, qui mériteraient d'être
décryptés de plus près. On observe au sommet de l'État une sorte de tabou, officiel à
Bruxelles, officieux à Paris. Le roi des Belges
ne peut être « découvert », ses échanges avec
le gouvernement relèvent du « colloque
secret »... Mais le même halo de discrétion
entoure chez nous la présidence de la République, notamment sur le domaine réservé
africain. Jean-Christophe Mitterrand a certes
expliqué qu'il ne décidait rien, qu’il n'était en
quelque sorte qu'une boîte aux lettres. On
aimerait néanmoins en savoir plus sur le lieu
qui apparaît à plusieurs reprises comme le
centre nerveux par excellence des options de
notre pays. Or, la documentation déclassifiée
concerne les messages venus de Kigali ainsi
que les avis émanant des Affaires étrangères,
mais pratiquement pas ceux de l'Élysée. Le
mémorandum ou le compte rendu de l'entrevue Mitterrand-Habyarimana d’avril 1991, le
contenu de la conférence des ambassadeurs de
la région tenue à Paris en juillet 1991, les discussions des conseils restreints consacrés au
Rwanda sont autant d'éléments du dossier
qui, pour des niveaux de décision équiva-

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lents, nous semblent avoir été davantage
ouverts à Bruxelles : par exemple, le mémorandum qui précède la rencontre entre le
ministre Claes et Habyarimana en 1993. Évoquons enfin, sans illusion, le contenu des
« informations » et des avis des services de
renseignement : à Bruxelles comme à Paris,
des contradictions et des dysfonctionnements
sont signalés ; en France, le problème le plus
évident réside dans le contraste entre le discours de la DGSE et celui de la DRM (Direction
du renseignement militaire), créée en 1992,
tel qu'il ressort des auditions et du rapport.
Sur l'horizon international, l'ONU, tant
dénoncée par la France et par la Belgique,
mériterait, au niveau du secrétariat général
et du Conseil de sécurité, de plus amples
investigations. Koffi Annan a récemment
entrouvert la porte à cette perspective. Mais
Paris et Bruxelles se situent sur des positions
structurellement différentes : membre permanent du Conseil de sécurité d'un côté, partenaire de la Minuar de l'autre. Cela conduit

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le rapport belge à s'interroger en détail sur
les procédures du « peace keeping » et sur les
responsabilités de l'échec sur le terrain, et
aussi à faire observer le caractère étrange de
l'entrée du Rwanda au Conseil de sécurité en
janvier 1994, alors qu'il relevait d'une mission de l'ONU. Les interventions et les votes
français au Conseil de sécurité appellent aussi
plus d'explicitation. De même, on reste sur
sa faim, dans les deux rapports, quant au
déroulement précis des négociations
d'Arusha, où, aux côtés des parties rwandaises, étaient présents des observateurs non
seulement français, mais aussi tanzaniens,
burundais, zaïrois, belges, allemands, américains, sénégalais et de l'OUA. Attendons les
autres rapports, qui seront les nouvelles étapes
d'une réflexion destinée à comprendre comment une affaire africaine, longtemps ressentie comme marginale, est devenue une
crise majeure de la fin du XXe siècle.
Jean-Pierre Chrétien
CNRS-CRA

Le génocide et la « communauté
internationale »

À un an d'intervalle, deux pays européens, la Belgique et la France, ont tenté de
mettre à plat, à travers leur institution parlementaire, leur implication et leur responsabilité dans l'un des principaux génocides de
ce siècle. La comparaison entre les deux exercices mérite d'être effectuée ne fût-ce que du
point de vue du fonctionnement institutionnel : la Belgique et la France sont dotées
de traditions et de structures démocratiques

fort différentes, tant sur le plan du poids respectif de leur pouvoir exécutif que sur celui
de l'attention portée aux questions de politique étrangère. La prégnance du jacobinisme
et de l'État républicain en France n'a pas
d'équivalent en Belgique où l'État, traditionnellement « mou », a toujours été démaillé
par le jeu complexe de lobbies économiques
et sociopolitiques. Aussi, la manière dont le
premier regarde l'extérieur – et est regardé

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165 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

par lui – est beaucoup plus significative que
dans le cas du second, qui n'a qu'une faible
conscience de son identité politique sur le plan
international.

Investigations et auditions
En Belgique comme en France, on relèvera
en effet que, même si des hommes politiques
ont pu jouer un rôle de catalyseur, la mise en
œuvre des investigations n'aurait sans doute
pas été possible sans l'intervention active de
groupes divers venus réclamer des comptes
à l'État. Dans le cas belge, la tenue d'une commission d'investigation a été facilitée par la
ténacité des familles des victimes qui réclamaient justice et par une pétition qui récolta
initialement plus de 200 000 signatures. Dans
le cas français, on relèvera la prise de position
d'un groupe d'intellectuels et d'universitaires
qui, avec des responsables de MSF, demandèrent solennellement que les autorités politiques s'expliquent sur le rôle de la France
dans le génocide.
On ne doit cependant pas sous-estimer le
poids d'un certain nombre d'hommes politiques pour faire aboutir le dossier au niveau
du législatif. En France, un rôle central a été
joué par le président de la Commission de la
défense nationale qui fut le maître d'œuvre de
la « mission d'information », le socialiste
Paul Quilès, qui y trouva une opportunité
personnelle pour faire avancer le processus de
contrôle de l'exécutif par une institution parlementaire traditionnellement peu rodée à ce
type d'exercice.
Pour une partie des socialistes français, il
n'était non plus pas inopportun de prendre
des distances par rapport à un héritage mitterrandien et élyséen encombré des
manœuvres obscures et peu avouables

d'agents d'influence, de « services spéciaux »,
de réseaux politiques ou financiers qui avaient
pu jouer dans la politique française au
Rwanda1. Par ailleurs, il n'est pas exclu que
l'idée d'une mission d'information, plutôt que
d’une commission d’enquête, imposée par
Quilès contre l'avis d'une partie de la « majorité plurielle » (les Verts et les communistes),
n'ait offert à certains hauts gradés de l'armée
française une occasion, voire un prétexte pour
ne pas comparaître éventuellement comme
témoins au tribunal pénal international
d'Arusha. La « bureaucratie républicaine »
veillait donc au grain pour empêcher de trop
grosses secousses politiques.
Du côté belge, en revanche, la majorité
politique veilla à conserver de bout en bout la
maîtrise d'une investigation susceptible
d'embarrasser le gouvernement dont certains
membres, y compris le Premier ministre,
étaient encore en fonction. D'emblée, JeanLuc Dehaene avait bien précisé aux familles
des parachutistes assassinés à Kigali « que la
recherche des responsabilités risquait d'entraîner des problèmes politiques qui pourraient
aller jusqu'à faire tomber le gouvernement.
Il ne pouvait aller aussi loin2 ».
Par ailleurs, la manière dont les débats
furent organisés constitua une autre forme
de « verrouillage ». La commission spéciale et
la commission d'enquête furent présidées par
le président du Sénat lui-même, une personnalité conservatrice et fortement respectueuse
de rites parlementaires qui contribuèrent à
faire traîner les auditions en longueur. « Il n'y
a aucune accumulation collective et on tourne
en rond », nota un membre de la commission
à mi-parcours. Enfin, si la commission s'entoura d'un certain nombre d'experts, on cessa
très vite de consulter les spécialistes du droit

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international après qu'ils eurent mis le doigt
sur la redoutable question de la « non-assistance (de la Belgique) à personne en danger ».
Dans le cas de la mission d'information
française comme dans celui de la commission
spéciale du Sénat belge, il ne semble y avoir
eu aucune tentative systématique pour prévenir l'audition de « témoins gênants ». Dans
les deux cas, les catégories de personnes auditionnées furent pratiquement les mêmes : des
politiques qui avaient été étroitement mêlés
aux décisions, des généraux et chefs d'étatmajor (mais quasiment pas d’hommes de terrain dans le cas français), des diplomates et des
universitaires (plus nombreux et aussi plus
impertinents dans le cas français que dans le
cas belge3).
Une exception de taille toutefois : la « mission d'information » française put entendre les
hauts responsables de l'ONU à l'époque des
faits (Boutros Ghali et Kofi Annan) ainsi que
le général Dallaire. Ses rapporteurs se rendirent pour ce faire à Washington et au siège
de l'ONU ainsi qu'à Kigali (où ils furent reçus
plutôt froidement), alors que le Sénat belge
déclina une invitation de l'Assemblée rwandaise à se rendre au Rwanda et ne délégua
personne à l'ONU.
Relevons aussi quelques « silences ». Si,
dans le cas français, les députés n'entendirent pas l'un ou l'autre haut gradé de l'armée
jugés être des « pièces incontournables du
dispositif élyséen au Rwanda4 », dans le cas
belge, on ne voulut s'appesantir ni sur la toute
puissance de l'Église institutionnelle dans la
montée de l'extrémisme ethnique, ni sur le
rôle discret joué par la monarchie belge dans
le soutien apporté au très catholique président rwandais.

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Responsabilités
Le contenu des deux rapports a été conditionné par le statut particulier des deux commissions. Dans le cas français, il s'agissait non
pas d'une enquête permettant d'établir des
responsabilités, mais d'un instrument de
simple information et de nature temporaire,
établi dans le cadre très général du contrôle
sur la politique du gouvernement.
Dans le cas de la commission sénatoriale
belge, le mandat était en théorie plus étendu,
puisque celle-ci était chargée d'examiner non
seulement les politiques menées mais aussi
« de formuler des conclusions relatives aux
responsabilités et (...) des mesures qu'il y
aurait lieu de prendre dans le futur ». De surcroît, à partir du moment ou elle devenait
commission d'enquête, elle avait en théorie
des pouvoirs de juge d'instruction (et donc
des droits de saisie et de perquisition) et entendait les témoins sous serment.
Dans les faits toutefois, ces compétences ne
furent pas pleinement exercées. En ce qui
concerne par exemple la documentation pertinente récoltée par la commission ad hoc
en 1996, il fut décidé, secret défense oblige,
que seuls les membres qui avaient participé à
celle-ci, c'est-à-dire en fait quatre membres
sur les dix-huit de la commission d'enquête,
seraient autorisés à la consulter5. Il n'y eut
pas de perquisition unilatérale dans le cadre
de la commission d'enquête : la seule qui fut
envisagée concernait un avocat qui avait été
un ami de l'ancien président rwandais.
Quelques saisies de documents manquants
mais peu significatifs furent ordonnées au
sein des services de renseignement de l'armée
et du service Afrique des Affaires étrangères,
le plus souvent à l'initiative du juge d'instruction désigné dans le cadre de poursuites

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167 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

contre des Rwandais présents en Belgique et
suspectés de génocide.
En ce qui concerne les dépositions sous
serment, une partie seulement des témoins
furent contraints à cet exercice, d'abord parce
que la commission d'enquête proprement dite
n'avait été installée que quelques mois avant
la fin des auditions. Contrairement à l'article 8
de la loi sur les enquêtes parlementaires, les
trois ministres belges concernés (le Premier
ministre, le ministre de la Défense nationale,
Léo Delcroix, et le ministre des Affaires étrangères, Willy Claes) furent entendus sans prestation de serment.
Cela dit, la commission parlementaire
belge ne pouvait éluder la question centrale
des éventuelles responsabilités des autorités
publiques et ministérielles, puisque tel était le
mandat de la commission. Cette question,
sous-jacente dès le début de la rédaction du
rapport, fut l'objet d'âpres et de pénibles
palabres qui se prolongèrent lors des derniers
jours des travaux parlementaires. Était en particulier en cause la question du retrait des
casques bleus belges ordonné par le Conseil
des ministres entre le 10 et le 12 avril 1994, soit
dix jours avant que le Conseil de sécurité ne
soit finalement obligé d'avaliser cette décision en réduisant dramatiquement les effectifs totaux et le mandat de la Minuar. Une
majorité de sénateurs belges voulut « oublier »
l'avis naguère donné par les juristes qui considéraient qu'en abandonnant Kigali aux mains
des Interahamwe et autres voyous, la Belgique,
en la personne des membres du Conseil des
ministres, pouvait avoir commis une faute
grave et punissable, celle de non-assistance à
personne en danger. Le président de la commission tenta en vain de recourir à une double
contre-expertise. Celle-ci ne remit nullement

en cause l'évocation des articles du code pénal
concernant la non-assistance à personne en
danger, qui était un délit punissable, et l'obligation de réparation.
Pour ce qui était de la responsabilité purement politique, celle-ci pouvait seulement
être invoquée pour les ministres actuellement
en fonction, à savoir le Premier ministre et le
ministre des Affaires étrangères, Erik Derycke
(alors secrétaire d'État à la Coopération) : tous
deux avaient été membres du conseil de cabinet restreint qui avait pris la décision du retrait
des casques bleus belges, particulièrement
J.-L. Dehaene qui, au conseil de cabinet du
8 avril, trancha dans le vif des (éventuelles)
hésitations « en mettant en question la participation de la Belgique à la Minuar6 ».
Or, il était avéré – certains officiers de terrain le démontrèrent en séance – que même en
nombre insuffisant et peu équipé, un contingent belge de la Minuar doté de chefs déterminés et responsables n'aurait pas eu beaucoup de peine à empêcher le début des
massacres à Kigali le 7 avril : tant l'armée
rwandaise que les Interahamwe ne faisaient
pas le poids.
Comment échapper à une réalité aussi
embarrassante et à des prescritions juridiques
qui ne l'étaient pas moins ? Une nouvelle fois,
un compromis fut trouvé sous la forme d'une
curieuse contorsion politico-juridique autour
de laquelle on rechercha désespérément un
consensus typiquement belgo-belge : la décision unilatérale de retirer les troupes belges de
la Minuar fut estimée être une « responsabilité collective » qui devait être partagée par le
gouvernement, qui avait pris la décision et
qui, circonstance aggravante, avait lancé une
offensive diplomatique tous azimuts pour
mettre fin à l'opération Minuar, par le

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Parlement qui s'était tu et... par la communauté internationale. Si tous les membres de
la commission sénatoriale étaient d'accord
sur les nombreux dysfonctionnements qui
avaient caractérisé la préparation, la mise en
œuvre et le déroulement de l'opération
Minuar par les responsables politiques et militaires belges, le consensus escompté ne fut
pas atteint en commission sur ce chapitre du
rapport puisque les partis Verts – soumis, au
cours des dernières nuits du marathon sénatorial, à de fortes pressions de la part de leurs
collègues tant de l'opposition que de la majorité – décidèrent en définitive de s'abstenir à
défaut d'émettre un vote franchement négatif sur la manière dont s'était décidé le retrait
intempestif de la Minuar7. En définitive, il
n'y eut plus de consensus du tout en séance
plénière du Sénat : au cours d'une réunion
des plus confuses, le rapport fut finalement
adopté majorité contre opposition.
Du côté français, ces embarrassantes questions ne se posaient pas : même si, en avril
1994, l'opération Amaryllis avait « tourné le
dos » aux agissements des meutes génocidaires en n'évacuant que ses propres ressortissants – le rapport de la mission française
reste silencieux sur le génocide qui débute à
Kigali sous les yeux des soldats français, mais
le rapport de la commission d'enquête belge
aussi ! –, la France n'avait pas à se justifier
d'un retrait honteux qui avait mis effectivement fin à l'opération Minuar 1. En outre, les
députés de la mission d'information n'avaient
pas pour tâche d'établir des responsabilités,
mais d'effectuer une analyse de ce qui s'était
passé au Rwanda et d’en tirer des conclusions
générales pour l'avenir.
« Discours convenus, policés et préétablis », a-t-on pu dire de la plupart des audi-

Terrain

Documents

tions. « Les témoins se sont servis des auditions comme d'une tribune pour asséner leurs
certitudes et exposer leurs thèses, généralement sans avoir à apporter de preuves tangibles. Le résultat des auditions d'Édouard
Balladur, de François Léotard, d'Alain Juppé,
d'Hubert Védrine, de Jean-Christophe
Mitterrand, de Roland Dumas, de l'amiral
Lanxade, du général Quesnot est que la France
a mené au Rwanda une opération ordinaire
pour l'Afrique8 ». Mais le même constat peut
être fait pour les auditions à la commission
sénatoriale belge où les ministres concernés,
confortés en cela par un président de commission (trop) respectueux des bons usages
et des bonnes manières, ont réussi plus à
défendre (très longuement) leur politique qu'à
répondre aux questions précises des sénateurs.

Ambiguïtés
La lecture du rapport final de la mission
d'information parlementaire française ne donne
cependant pas une impression aussi banale et
univoque. Certes, les membres de la mission
ont incontestablement voulu défendre « l'honneur de la France » dans le cadre de certaines
accusations et/ou insinuations lancées soit par
le nouveau pouvoir rwandais, soit par les
« extrémistes hutu », soit encore par certains
medias et observateurs étrangers. Ainsi, le rapport veut visiblement en découdre avec d'éventuelles complicités qui auraient existé entre la
France et les « extrémistes hutu » surtout dans
le contexte de l'attentat contre l'avion présidentiel. Non, argumente longuement le rapport, sur la base de pièces et de photographies,
les missiles tirés contre le Falcon d'Habyarimana ne provenaient pas, comme l'a prétendu
F. Reyntjens, « d'un lot saisi en février 1991 par
l'armée française en Irak », mais selon toute

Politique africaine

169 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

vraisemblance d'un lot de missiles « en dotation dans l'armée ougandaise » qui ont pu être
utilisés par le FPR ou éventuellement par des
extrémistes hutu des FAR, ces derniers n'ayant
cependant pas les compétences requises pour
le maniement de ce type d'armes.
Non, la France n'a pas non plus acheminé
des armes sous couvert de l'opération de sauvetage des ressortissants français en avril 1994,
contrairement à ce qu'aurait avancé le colonel
belge de la Minuar, Marchal, sur la base du
témoignage d'un officier sénégalais de la
Minuar ou d'un rapport de Human Rights
Watch qui n'en avait par ailleurs pas apporté
la preuve matérielle. La France n'a pas non
plus, contrairement à ce qu'avaient affirmé
des journalistes européens, relayant le « témoignage » d'un collègue rwandais, entraîné et
encore moins encadré des milices Interahamwe
ou autres, un amalgame s'étant produit entre
« entraînement de milices » et « contrôles
d'identité » opérés sous l'égide de soldats
français en 1993.
Il était compréhensible de la part d'un État
qui entend défendre son rang de grande puissance de répondre à des insinuations et à des
supputations jugées infamantes : cela autorise-t-il à conclure que le rapport de la mission
d'information a voulu laver « plus blanc »,
ainsi que le titra un commentaire à chaud de
C. Braeckman dans Le Soir ? Des commentateurs et des observateurs, pour qui il n'existait qu'un seul rapport « courageux », celui du
Sénat belge, ont pu céder à une certaine
paresse intellectuelle en ne procédant qu'à
une lecture rapide et cursive du rapport de la
mission française d'information. D'autres ont
voulu se convaincre – et convaincre – que rien
de bon ne pouvait décidément être produit
par une puissance réputée recourir à tous les

moyens pour défendre « le prestige et la grandeur de la France ».
En tout état de cause, le rapport est loin
de faire silence sur un certain nombre de
carences structurelles et institutionnelles
propres à la politique de la France au Rwanda
entre 1990 et 1994, et il n'est pas exact de
réduire ses conclusions à la mise en lumière
des turpitudes des « voisins » (États-Unis,
Belgique, ONU). Oui, la France s'est trop engagée militairement au Rwanda entre 1991 e
1993. Oui, elle a accru significativement ses
livraisons d'armes – des décomptes précis
sont dans le rapport – à une force armée « en
déconfiture », qui était incapable « de matérialiser sur une carte une ligne de front et la
position des troupes » et même de tirer au
canon. Oui, elle s'est trop engagée dans des
interventions étrangères qui allèrent au-delà
d'une simple assistance militaire (contrôles
d'identité, interrogatoires...). Oui, tout à sa
tâche – et à son enthousiasme – à vouloir
« construire une armée », elle n'a pas « apprécié à sa juste valeur la dérive politique du
régime rwandais » et a sous-estimé « le caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime ».
Elle s'est trouvée piégée dans une situation
où elle a cru justifier sa présence militarohumanitaire « comme moyen de mettre sous
le boisseau les violences latentes ». Oui, la
France connaissait parfaitement, « comme
tous les autres pays », les risques de déchaînement de la violence et n'a pas su tirer de
cette appréciation les enseignements adaptés : le rapport montre à cet égard que le ministère de la Défense était quotidiennement
informé des dérapages entre juin 1992 et
décembre 1993. Oui, enfin, la multiplicité des
intervenants, les carences dans la circulation
de l'information et des différents circuits

MAGAZINE
170

Débat

hiérarchiques ont entraîné des dysfonctionnements institutionnels « qui ont compliqué un
peu plus une situation déjà fort complexe ».
Si l'ONU, les États-Unis et, plus que discrètement, la Belgique sont pointés du doigt dans
la conclusion du rapport, il est difficile d'en
déduire qu'il s'agissait d'une manière élégante
de se dédouaner de ses propres turpitudes.
Les carences et les erreurs de l'ONU occupent
seulement deux pages et demie dans la
conclusion, « l'obstruction américaine » et le
« traumatisme belge », une demi-page chacun.

Leçons
On terminera cet exercice de comparaison
par une analyse des leçons et recommandations respectives que la tragédie rwandaise a
suscitées chez les mandataires français et
belges. Pour la « mission d'information », il
s'agissait clairement d'élargir le débat en remettant à l'ouvrage une politique africaine en déliquescence, dont la redéfinition éventuelle requérait une plus grande participation du pouvoir
législatif. Les parlementaires français demandaient à cet égard que la transparence et la
cohérence des mécanismes de gestion de crises
internationales soient accrues dans le chef de
l'exécutif, que la réforme de la coopération
française soit approfondie, que la France contribue à améliorer l'efficacité des interventions
de maintien et de rétablissement de la paix
– notamment par une clarification urgente des
dispositifs relevant des opérations sous chapitres VI (peace keeping) et VII (peace enforcement)
de la charte des Nations unies – et que soit établie une véritable juridiction pénale internationale pour que soit mis fin à la passivité de
la « communauté internationale ».
Les recommandations de la commission
sénatoriale belge étaient beaucoup plus res-

Terrain

Documents

treintes : elles ne portaient pratiquement que
sur les améliorations ponctuelles à apporter
aux opérations de maintien de la paix pour le
cas où la Belgique devrait encore y participer :
il était question de l'« accueil et de l'accompagnement » des familles des victimes de ces
opérations, des conditions de participation à
de nouvelles opérations de « peace keeping »,
de la préparation technique des missions,
des améliorations à apporter au service de
renseignement, de la coordination entre
départements ministériels. Ce type de recommandations ne portait plus sur une « problématique africaine », le gouvernement belge
ayant clairement fait savoir qu'il n'y aurait
plus d'engagement de troupes belges dans
des opérations de l'ONU en Afrique centrale.
Par ailleurs, s'il est vrai que, en application
d'une recommandation de la commission, un
groupe de travail intitulé « Participation aux
missions à l'étranger » fut bien installé au
Sénat dans la foulée du suivi de la commission
Rwanda, il ne concerna pas l'Afrique, puisque
les débats tournèrent autour de la problématique du Kosovo.
N'étaient la recommandation d'une enquête
(à entreprendre par les Nations unies) sur
l'assassinat du président rwandais en avril
1994 et celle portant sur l'intégration dans le
droit belge de dispositions sanctionnant les
crimes contre l'humanité et le crime de génocide – qui toutes deux sont restées à l'état de
vœu pieux jusqu'ici –, aucune réflexion n'est
ébauchée dans les conclusions du rapport sur
ce que pourrait être une politique africaine
dans des contextes de crises et de violences
politiques. Aucune allusion non plus sur la
problématique des responsabilités pénales et
politiques : celle-ci fut simplement reléguée
sans commentaires dans des annexes.

Politique africaine

171 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

En définitive, les rapports parlementaires
français et belge illustrent bien la réalité de
deux « cultures politiques » différentes. D'un
côté, le caractère particulier du pragmatisme
belge, avec sa recherche la plus détaillée possible des dysfonctionnements9, ses réponses
essentiellement institutionnelles à des situations de crise – voir la multiplication de commissions parlementaires d'enquête sous la présente législature –, son absence innée de vision
politique du moyen ou du plus long terme.
De l'autre, la conscience d'être toujours une
grande puissance et la volonté de l'affirmer
haut et fort, la permanence dans la croyance
en l'efficacité d'un État jacobin, républicain et
centralisé, qui évite soigneusement de mettre
en évidence les dérapages, les dérives et les
absurdités de plus en plus évidentes commis
dans ses marges. Dans l'un et l'autre cas et
chacun à sa manière, les rapports parlementaires ont quand même abattu un travail considérable d'information. Il serait dommage que
celui-ci ne concerne que les historiens.
Jean-Claude Willame
CEDAF et UCL

1. En juillet, dans une interview au journal Libération daté
du 9 juillet 1998, Michel Rocard évoqua le « déshonneur de
la France » dans l’affaire rwandaise. Sans le nommer, il
s’en prit à François Mitterrand et à sa « vision folle et dévastatrice de la francophonie » et répéta qu’il n’avait été tenu
au courant de l’engagement de troupes françaises en
octobre 1990 (opération Noroît) que par la presse alors
qu’il était Premier ministre à cette époque.
2. Commission spéciale Rwanda, CRA 19 février 1997,
1-1 COM-R, p. 7.
3. À titre d’information, les deux commissions entendirent
approximativement le même nombre de témoins : 88 dans
le cas français et 109 dans le cas belge. Les heures d’audition furent cependant nettement plus longues au Sénat
belge : 339 heures, contre 110 pour la mission d’information.
4. Le Monde, 21 avril 1998.
5. Lettre du ministre de la Défense nationale, Jean-Pol
Poncelet, au président de la Commission d’enquête,
Bruxelles, 7 mai 1997.
6. J.-C. Willame, Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte.
Commission Rwanda : quels enseignements ?, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 175.
7. Après avoir plaidé pour une note de minorité, les sénateurs libéraux, dont Alain Destexhe, qui avait été très critique à l’égard de l’attitude belge, rejoignirent sur ce point
la majorité. Ce revirement marquait sans doute les prétentions du Parti libéral à ne pas hypothéquer une future
participation au gouvernement fédéral après les élections
de juin 1999.
8. Le Monde, 10 juillet 1998.
9. De ce point de vue, le rapport de la commission Rwanda
apparaît beaucoup plus soucieux d’aller dans le détail de
ces dysfonctionnements.

Les engagements français au Rwanda (2)1

D

urant les heures qui ont suivi la publication du rapport parlementaire, la plupart
des radios (y compris RFI) et des télévisions ont
diffusé un message général et homogène :
d’après les conclusions de l’enquête, la France
n’était « nullement impliquée » dans le génocide des Tutsi.
Personne n’avait alors pu lire le rapport
– les premiers exemplaires n’ont pas circulé,

hors du Parlement, avant le 15 décembre. Au
bout de deux jours, les radios n’en parlaient
déjà plus. Quant à la presse écrite, elle a généralement reconnu et résumé les aspects critiques du rapport parlementaire, ainsi que les
nombreux éléments d’information qu’il
apportait. Elle a également émis des réserves
sur certains points de l’investigation et de
l’analyse des responsabilités.

MAGAZINE
172

Débat

Il faut revenir à la formule exacte et complète employée par le président de la mission
parlementaire lors de la présentation du rapport : « Ce sont bien des Rwandais qui, pendant plusieurs semaines, ont tué d’autres
Rwandais, dans les conditions d’atrocité que
l’on sait. Au moment où il se produit, la France
n’est nullement impliquée dans ce déchaînement de violence2 ». Cette formule a été dans
un premier temps détournée par des diagnostics du type « On s’y attendait, ce rapport
“blanchit” la France » ou « Contrairement aux
prétendues découvertes du rapport, la France
est coupable de crimes de génocide au
Rwanda3 ». En réalité, une lecture du rapport
non dominée par des intentions polémiques
permet de se rendre compte qu’il publie de
très nombreux éléments d’information sur la
politique française au Rwanda, éléments par
rapport auxquels plusieurs points de vue
d’analyse peuvent être adoptés.
Je m’en tiendrai ici à un seul. Je rechercherai principalement comment le rapport
répond à cette question : pourquoi la France
s’est impliquée avec une telle détermination
et une telle persistance en faveur de forces
susceptibles en principe de contrebalancer ou
contenir le FPR ? Autrement dit, sur quelle
perception du rôle de la France en Afrique4,
sur quelle analyse de la situation du Rwanda,
de la région des Grands Lacs, sur quels principes d’action, sur quelle doctrine enfin
s’accordaient les principaux initiateurs de
l’engagement français en Afrique centrale
pour avoir persisté dans cette politique jusqu’en juillet 1994 ?
L’enquête parlementaire suscite bien
d’autres questions. Comment le rapport a-t-il
été construit à partir des auditions, témoignages et documents (archives, journaux,

Terrain

Documents

ouvrages, etc.) dont a disposé la mission ?
Quelle analyse présente-t-il du jeu des relations internationales à propos du Rwanda
entre 1990 et 1994 ? Quelle image donne-t-il
du mécanisme de prise de décision au
moment de crises graves en Afrique ? À quelles représentations de la société et de la politique rwandaises adhéraient les divers responsables et quelles influences ont exercé ces
représentations ? Comment l’enquête traitet-elle des interventions de la « France parallèle » et de ses liens éventuels avec la France
officielle ? On pourrait évidemment allonger
le questionnaire.

Doctrine et prises de décision
Comparons l’investigation du Sénat belge5
et celle de la mission parlementaire française.
Le rapport belge fait l’historique des confrontations entre militaires et entre responsables
politiques ; il expose les conflits d’appréciation, les concurrences, les luttes de pouvoir, et
restitue l’intensité des polémiques auxquelles
les décisions ont donné et continuent de donner lieu. Le rapport français, tout au contraire,
met constamment l’accent sur la continuité
et la cohérence de la doctrine appliquée entre
1990 et 1994 ; il présente l’image d’une forte
cohésion, d’une rationalité d’État partagée,
quelles qu’aient été les personnes qui contribuaient aux décisions – responsables politiques, diplomates, militaires – et quels que
soient les partis au gouvernement.
Sur la construction de cette doctrine (« une
politique dont les grandes lignes n’avaient
pas varié », de 1990 à 1994, selon Jean-Marc
Rochereau de la Sablière6) et des propositions
d’action qu’elle commandait, l’accès aux auditions et documents publiés par la mission est
tout à fait instructif, en particulier dans le cas

Politique africaine

173 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

des anciens conseillers du président Mitterrand, des directeurs des Affaires africaines et
malgaches et des chefs de l’état-major particulier du président de la République.
Hubert Védrine a été, pendant ces quatre
années, associé à la définition et à la mise en
œuvre de l’action française au Rwanda7, voici
comment il en condense la doctrine : « En raison de ce qu’elle considérait comme un devoir
de sécurisation, la France voulait éviter que le
gouvernement rwandais, stable et légal, soit
renversé par une action armée venue d’un pays
étranger8. » Comment se fait-il que cette doctrine – avec les choix politiques, diplomatiques
et militaires qu’elle impliquait – ait eu une telle
force de rationalité parmi les responsables politiques et qu’elle leur ait constamment paru la
meilleure « alternative crédible et réaliste9 » ?
Il me paraît provisoirement étrange que ce
qui s’est passé en 1994 au Rwanda ne les ait
pas incités et ne les incite pas à mettre en
cause leur doctrine ; cette assurance d’avoir eu
raison mériterait d’être expliquée.

Le réel contre les principes
Le rapport, les auditions et les documents
rendent compte du mécanisme par lequel
l’action entreprise et la doctrine (ou l’analyse)
qui la justifie paraissent toujours se renforcer, se valider l’une l’autre. Comment opère ce
mécanisme ?
Entre 1990 et 1993, sans l’implication très
forte des militaires français, l’armée rwandaise
s’effondrait face aux attaques du Front patriotique rwandais. Ce constat est validé par une
description minutieuse des engagements de
militaires français sur le terrain, dans l’étatmajor rwandais et auprès du président
Habyarimana. Pour cette période, qui correspond à l’opération Noroît, l’enquête est

détaillée, précisément documentée (il est
regrettable cependant que plusieurs auditions
n’aient pas été publiées10) ; l’évaluation des
rapporteurs se montre critique11. L’objectif
principal de ces engagements étant d’éviter
une prise de pouvoir militaire par le FPR (car
celle-ci risquait de provoquer une « guerre
civile12 »), il s’agissait de maintenir une capacité de résistance des Forces armées rwandaises : étant donné les faiblesses de ces troupes
(elles s’effondraient), il a fallu une intervention toujours plus poussée des Français.
Selon Paul Dijoud, « il était clair que des
événements tragiques surviendraient si rien
n’était fait pour les empêcher. C’est pour cette
raison que la France s’était impliquée... ».
À l’issue d’une victoire armée, le FPR « aurait
dû affronter une population majoritairement
hostile », ce qui « aurait créé une situation
intenable, provoquant des répressions, des
représailles et donc la guerre civile ». L’argumentation surprend : qu’est-ce qui a été évité
par les engagements français entre octobre
1990 et décembre 1993 ? La présence militaire
française n’a nullement empêché les répressions, les représailles, les massacres et les actes
de guerre civile.
Bien sûr, aucun des responsables ne
méconnaissait les faits, l’histoire réelle : massacres où l’administration locale et des agents
du parti présidentiel étaient impliqués,
manœuvres de toutes les parties qui sapaient
chaque essai de consensus, préparatifs de
guerre du côté du FPR, développement de
milices ; dans cette situation, la peur et
l’inquiétude de tous renforçaient la crainte
d’une prochaine tragédie, annoncée par les
rumeurs – les diplomates et militaires français
présents au Rwanda ont communiqué à Paris
un tableau plutôt fidèle des faits. Il reste

MAGAZINE
174

Débat

qu’une intervention toujours plus forte réussissait à maintenir un pôle politique légal à
Kigali : c’était l’objectif général à atteindre, le
principe à faire respecter, et l’analyse et l’action
françaises s’en trouvaient validées. Ce qui
compte avant tout pour la rationalité d’État,
c’est qu’un principe ait été sauvegardé, celui de
la présence à Kigali d’un pouvoir légal, qui ait
la capacité de négocier avec le FPR. Les faits
sont considérés comme des obstacles à la réalisation de principes, ils les mettent en danger,
les menacent ; mais si les parties s’accordent
quand même sur des principes, c’est l’essentiel :
cette formalisation représente un succès par
rapport au « devoir de sécurisation ».
Au cours des négociations d’Arusha, qui
aboutissent à la paix signée en août 199313, la
France a eu une activité diplomatique
conforme à la description qui précède : quand
l’objectif de formaliser des principes est
acquis, c’est pour elle un succès, quand bien
même les acteurs rwandais ne seraient pas
disposés à les appliquer. Le rapport a bien
mis cette attitude en évidence dans le cas des
accords d’Arusha : « L’importance accordée à
la signature des accords semble l’avoir
emporté sur toute autre considération, y compris peut-être sur le contenu même de l’accord
et sur les réticences du président Juvénal
Habyarimana, affirmant que la délégation
rwandaise va au-delà de son mandat » (Rapport, pp. 181-182).
Du 7 avril 1994 à début juillet, alors que la
tragédie révèle l’échec des politiques
conduites depuis 1990, on s’aperçoit que le
même mécanisme continue d’opérer et commande l’attitude officielle de la France. Le
rapport fait en effet ressortir que, durant ces
mois, la diplomatie française a mis sur le
même plan toutes les parties en conflit : FPR,

Terrain

Documents

militaires rwandais, forces d’opposition,
« gouvernement intérimaire14 ». Cette attitude est justifiée par le fait qu’il n’y avait pas
d’autre choix possible pour être efficace et,
qu’en outre, ce choix s’accordait avec le principe de maintien d’une force qui puisse exister face au FPR Les rapporteurs ont clairement
critiqué ce choix : « Sur ce point [les contacts
avec le gouvernement intérimaire], compte
tenu du déroulement du génocide commandité par le gouvernement intérimaire, la
France a commis une erreur en considérant
qu’elle pouvait accorder autant de crédit et
autant de poids à tous les représentants des
acteurs du conflit » (Rapport, p. 343).
En ce qui concerne l’opération Turquoise
(juin-août 1994), l’analyse qu’en font les rapporteurs, documents à l’appui, les conduit à
la conclusion suivante : « Il n’apparaît pas
possible d’affirmer que Turquoise ne poursuit qu’un objectif humanitaire » (Rapport,
p. 306). Au moment où cette intervention
débute, fin juin 1994, la France envisage l’idée
d’une ligne de front partageant le Rwanda
en deux parties « pour préserver encore les
capacités de négociation de chacun » : « Cela
signifie bien que la France admet encore à ce
moment précis – le 20 juin 1994 – la légitimité
du gouvernement intérimaire, soit ne prenant
pas en compte la réalité du génocide, soit
n’analysant pas les responsabilités du gouvernement intérimaire en ce domaine »
(Rapport, p. 344). Il s’agissait de « stabiliser »
des autorités rwandaises qui ne soient pas le
FPR. Fin juin, donc, quand débute l’intervention
militaire au Zaïre et au Rwanda, la même doctrine oriente toujours les décisions françaises,
comme le constatent les rapporteurs jusqu’en
juillet 1994. Cette doctrine a alors conduit au
principe de neutralité entre les parties qui a

Politique africaine

175 Rwanda : réflexions sur les rapports parlementaires…

guidé l’opération Turquoise. Que signifiait en
pratique le choix de la neutralité ? Il signifiait
coopérer avec l’administration territoriale
rwandaise en place au sud-ouest du pays dans
la zone où intervenait la France. Or, l’armée a
rapidement découvert que nombre des responsables administratifs étaient compromis
dans le génocide15 ; le principe de neutralité
consistait à ne pas agir contre eux, qu’ils restent sur place ou qu’ils s’enfuient au Zaïre.
Les responsables politiques, au cours des
auditions publiques de la mission, avaient
impressionné par leur conviction de ne pas
s’être trompés, d’avoir mené une politique
qui était à l’honneur de la France. Leur unanimité a pu passer pour une rationalisation
a posteriori, un système de défense, un tir de
barrage destiné à obscurcir les enjeux, à masquer les responsabilités. Du coup, on pouvait
espérer, qu’entendus à huis clos, d’autres responsables (diplomates et militaires) introduiraient des éléments contradictoires, troubleraient l’unanimité, manifesteraient des
désaccords, dévoileraient des controverses.
Rien de tel ne se produisit.
L’hypothèse d’un plan de communication
auquel tous les responsables se seraient
conformés n’est pas crédible. L’unanimité sur
la doctrine et la politique de la France en
Afrique et au Rwanda (ce que le rapport
nomme une politique « classique16 ») relève
plutôt d’une analyse sociologique des phénomènes d’adhésion, de loyauté, à l’intérieur
de milieux restreints réunis par une action
commune et exerçant le pouvoir17. Il s’agirait aussi de montrer comment le phénomène
de concentration du pouvoir exerce un effet
de filtre sur les analyses et les alternatives
venant d’autres sphères, non moins que sur la
connaissance des faits18. En général, on attend

des plans d’action politiques qu’ils tiennent
compte des faits. Or, les promoteurs de la
politique française au Rwanda ont agi comme
si la réalité devait s’adapter à leurs principes
politiques, et ils ont continué d’agir et de penser ainsi malgré les démentis successifs que les
faits portaient aux accords sur les principes.
Marc Le Pape
CNRS-CEA

1. Voir le précédent article de M. Le Pape, « Les engagements français au Rwanda. Au sujet des auditions publiques
de la mission parlementaire », Politique africaine, n° 7,
octobre 1998, pp. 172-179.
2. Présentation du rapport de la mission d’information sur
le Rwanda par Paul Quilès, président de la mission,
15 décembre 1998.
3. AP, 16 décembre 1998, 23 h 49, « Le Rwanda critique le rapport français sur le génocide de 1994 ». Citation extraite
d’un communiqué émanant de la présidence rwandaise.
4. « Bruno Delaye a estimé que l’on ne pouvait ni comprendre ni juger la politique que les autorités françaises
avaient menée au Rwanda si on la séparait de la politique
générale de la France en Afrique », Enquête, t. III, vol. 1,
p. 318 (Enquête renvoie à P. Quilès, P. Brana, B. Cazeneuve,
Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), Assemblée
nationale, Paris, 1998, 3 tomes).
5. Sénat de Belgique, Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Rapport fait au
nom de la commission d’enquête par MM Mahoux et Verhofstadt,
6 décembre 1997.
6. J.-M. Rochereau de la Sablière, directeur des Affaires
africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères (août 1992-juillet 1996), Enquête, t. III, vol. 2, p. 151.
7. H. Védrine, secrétaire général de la présidence de la
République (1991-1995).
8. Sur les personnes associées à la préparation des décisions,
voir en particulier J.-C. Mitterrand, in Enquête, t. III, vol. 1,
pp. 131-141 ; amiral J. Lanxade, ibid., pp. 232-235 ; général
C. Quesnot, ibid., pp. 337-339 ; M. Lévêque, ibid., p. 355 ;
P. Dijoud, ibid., pp. 365-366. Pour l’audition de H. Védrine,
voir Enquête, t. III, vol. 1, p. 208.
…/…

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176

Débat

9. B. Delaye, conseiller à la présidence de la République
(juillet 1992-janvier 1995), a déclaré que « la France n’avait
pas soutenu un homme ni un clan, mais des principes et une
politique, que l’on pouvait contester, mais à condition de
pouvoir lui opposer une alternative crédible et réaliste »
(Enquête, t. III, vol. 1, p. 326).
10. N’ont pas été publiées les auditions de dix-huit militaires
(sur les trente auditionnés à huis clos), deux diplomates et
deux directeurs de la DGSE.
11. Voir Enquête, t. I, Rapport, pp. 160-168, « La présence
française à la limite de l’engagement direct », pp. 337-340,
« Une coopération militaire trop engagée ».
12. Voir P. Dijoud, Enquête, t. III, vol. 1, p. 368 ; J.-M. Rochereau de la Sablière, t. III, vol. 2, p. 152 : « Donner sa chance
à un règlement négocié impliquait que le front tienne sur
le terrain. » ; B. Delaye, t. III, vol. 1, p. 321 : « Les autorités
françaises se doutaient, savaient que le pire se fomentait
dans les cercles extrémistes car l’ambassade transmettait des
informations sur des rumeurs de préparatifs de règlements
de compte sanglants. »
13. À partir de juin 1992, des négociations directes ont été

Terrain

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engagées entre le gouvernement rwandais et le FPR. Elles
ont été conclues par un accord de paix le 4 août 1993. Sur
les négociations d’Arusha, voir l’audition très éclairante de
J.-C. Belliard, premier secrétaire de l’ambassade de France
en Tanzanie (avril 1991-juillet 1994), représentant de la
France en qualité d’observateur aux négociations d’Arusha
(Enquête, t. III, vol. 2, pp. 277-294).
14. Le 8 avril 1994, un gouvernement intérimaire fut formé
sous la direction de J. Kambanda. Ce gouvernement a
impulsé le génocide des Rwandais tutsi et le massacre de
très nombreux Rwandais hutu. J. Kambanda s’est reconnu
coupable de crime de génocide devant le Tribunal pénal
international pour le Rwanda.
15. Enquête, t. I, Rapport, p. 315.
16. Selon l’intitulé du premier chapitre du rapport : « Le classicisme de la politique française au Rwanda ».
17. Voir P. Marchesin, « Mitterrand l’Africain », Politique africaine, n° 58, juin 1995, pp. 5-24.
18. Sur cet effet de filtre, voir J.-F. Bayart et G. Massiah,
table-ronde sur le thème « La France au Rwanda », Les
Temps Modernes, n° 583, juil.-août 1995, pp. 217-227.

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