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Dès 1966, le Rwanda devient l'un des vingt pays où la coopération suisse est la plus intense. Pourquoi la Suisse, qui n'est pas une puissance coloniale, a-t-elle choisi de s'engager si fortement dans ce petit pays d'Afrique? Il semble que se soit l'évêque Perraudin, valaisan à la tête de l'Eglise catholique au Rwanda, qui ait décidé les autorités helvétiques à cette collaboration. Ce lien n'est pas négligeable, lorsque l'on sait le rôle ignoble joué par l'Eglise dans l'histoire rwandaise. Celle-ci marche main dans la main avec le pouvoir colonial allemand, puis belge dès 1916. Elle contribue, dans une large mesure, à inventer et diffuser les thèses d'inspiration raciste selon lesquelles Hutus et Tutsis seraient deux ethnies distinctes, la première « négroïde » et sauvage, la seconde, évoluée, s'apparentant à la « race blanche ».
Lorsque les fonctionnaires et intellectuels tutsis manifestent leur volonté d'émancipation du colonialisme, l'Eglise fait volte-face et s'allie aux élites hutus. Dès l'indépendance en1961, elle participe, au sein des deux dictatures successives, au développement d'une politique d'exclusion et de violence envers les Tutsis. Mgr Perraudin, proche collaborateur du premier président Kayibanda, en est l'une des figures les plus illustres.
A aucun moment, de 1963 à 1994, la Confédération ne remet en question sa collaboration avec ce régime autoritaire et raciste, qui commet les pires exactions et massacres à l'encontre de la minorité tutsie. Au contraire, d'un caractère purement technique au départ, la coopération prend rapidement la forme d'une collaboration politique tout à fait exceptionnelle pour la Suisse. Dans un premier temps, sont mis en place des projets d'aide au développement, dont le plus important est la création des banques populaires rwandaises. Celles-ci sont présidées par Jean Kambanda, qui deviendra, en avril 1994, Premier ministre du gouvernement intérimaire autoproclamé qui perpétra le génocide.
Une collaboration politique avec la dictature
La coopération prend une autre ampleur lorsque le Conseil fédéral met à la disposition du président Kayibanda un conseiller personnel. Cinq diplomates suisses se succèdent à ce poste de 1963 à 1975. Puis de 1982 à 1993, Charles Jeanneret occupe la fonction de conseiller politique et économique du président Habyarimana, qui a pris le pouvoir par un coup d'Etat militaire. Payé grassement par la Confédération, celui-ci ne doit pourtant rendre aucun compte et ne reçoit aucune instruction de Berne. Il apparaît clairement que Jeanneret jouit d'un pouvoir très important dans l'administration rwandaise. Sorte de Premier ministre occulte, il est le bras droit du président dont il rédige les discours. Selon les témoignages de ses anciens collaborateurs, Jeanneret était « l'éminence grise » qui tenait « les leviers du pouvoir ». Il est impensable que ce fonctionnaire suisse n'ait pas été au courant du drame qui se préparait avec minutie dans le clan au pouvoir.
Plus indirectement, la Suisse est impliquée dans les événements du fait de sa participation à la Banque mondiale et au FMI dès 1992. En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement politique et armé regroupant les réfugiés tutsis poussés à l'exil, déclenche une invasion depuis l'Ouganda. C'est le moment où sont appliquées les mesures d'ajustement imposées par les institutions de Bretton Woods qui vont plonger une grande partie de la population dans la misère. En même temps, jusqu'à la fin de la guerre en 1993, le FMI et la Bm ferment les yeux sur le détournement systématique des prêts accordés au gouvernement rwandais pour l'achat d'armes, de munitions et d'équipement militaire. A la veille du génocide, l'argent versé par ces institutions a permis de créer et de financer les milices génocidaires Interahamwe et de multiplier les effectifs de l'armée par quatre.
Le génocide n'arrête pas les autorités helvétiques
Le déclenchement du génocide n'empêche pas la Suisse de conserver une certaine bienveillance à l'égard des autorités rwandaises. En juin 1994, au point culminant des massacres, le colonel Ragwafilita obtient un visa pour la Suisse, où il se livre à de très importantes acquisitions d'armes pour les Forces armées rwandaises (FAR) et les milices génocidaires.
Le 4 juillet 1994, le FPR prend le contrôle de Kigali et met fin au génocide. Entraînés par la pression des génocidaires, près de deux millions de Rwandais s'enfuient vers le Burundi, la Tanzanie et le Zaïre. Les dirigeants du génocide prennent alors le contrôle des camps de réfugiés. Ils continuent à être approvisionnés en armes et à s'entraîner. L'organisation des camps, la distribution de l'aide alimentaire, la population sont entièrement entre leurs mains. C'est dans ces conditions que Radio Hirondelle, financée à raison de trois millions de francs par la Confédération, s'installe à Bukavu. La « radio qui ne penche pas », selon sa propre appellation, se veut une source d'information neutre… entre les génocidaires et les victimes ! En plein secteur contrôlé par les autorités de l'ancien régime, elle émet avec une absence totale de sens critique par rapport au génocide.
La Suisse accueille des responsables du génocide
Par la suite, la Suisse devient une terre d'accueil pour certains responsables du génocide. En août 1994, Félicien Kabuga, l'un des principaux auteurs du génocide, propriétaire de la Radio des Mille collines (outil de propagande des Hutus extrémistes ayant appelé à l'extermination des Tutsis), arrive en Suisse et demande l'asile. Au lieu de l'arrêter et de le déférer à la justice, les autorités suisses, embarrassées par la question, décident de l'expulser du pays. Le départ de l'avion est retardé pour permettre à Kabuga de se rendre à la banque de l'aéroport de Cointrin, où il retire d'importantes sommes d'argent. Son billet d'avion ainsi que ceux de sa femme et de ses sept enfants sont payés par la Confédération, Kabuga ayant refusé d'en régler le prix. Aujourd'hui, il est toujours en liberté.
James Gasana, ministre de la défense de la dictature Habyarimana, vit depuis plusieurs années en Suisse. Il a été, de 1993 à 1998, salarié d'une institution financée par la Direction du Développement et de la Coopération (DDC). Selon la commission d'enquête du parlement belge, Gasana a supervisé l'établissement de listes de familles d'opposants à surveiller, plus tard à assassiner 2. Il a aidé à l'organisation des milices Interahamwe, qui ont exécuté le génocide. Le Conseil fédéral n'a pourtant de cesse de réaffirmer sa confiance envers Gasana, affirmant qu'il « n'a en rien participé à la marche du Rwanda vers le chaos, et qu'il s'est efforcé de l'éviter ». La question devenant trop gênante, le Conseil fédéral le démet de ses fonctions fin 1998, sous prétexte de son trop grand « engagement publique dans la discussion politique sur le futur du Rwanda ». Au printemps 2000, Joseph Deiss déclare qu'il envisage de le réengager.
Depuis août 1994, Gaspard Ruhumuliza, ministre du gouvernement intérimaire, réside en Suisse. Sa demande d'asile est refusée le 10 février 1997 en raison de sa participation présumée à un crime contre l'humanité. Il fait immédiatement recours. A ce jour, les autorités n'ont toujours pas rendu de décision, malgré plusieurs interpellations parlementaires à ce sujet. La lenteur exceptionnelle de cette procédure ressemble bien à une protection déguisée de cet organisateur du génocide.
Ces quelques figures emblématiques ne sont pas les seules à avoir bénéficié de la bienveillance helvétique. Un réseau de personnes influentes en Suisse, dont font partie des fonctionnaires de la DDC, des milieux catholiques et certains journalistes protègent des partisans de l'ancien régime. Ceux-ci diffusent des informations révisionnistes et manifestent publiquement leur hostilité envers le nouveau gouvernement.
Néanmoins, pour la première fois en Europe, un procès contre un responsable du génocide est actuellement en cours devant les tribunaux militaires suisses. Fulgence Niyonteze, ex-bourgmestre de Mushubati et complice du génocide, a été condamné en première instance à la réclusion à vie. Cette peine a été ramenée en appel à quatorze ans, les juges ne conservant que les charges de crimes de guerre et non celles d'assassinat. Le cas sera définitivement tranché devant le tribunal militaire de cassation, l'accusé ayant décidé de faire recours.
Un rapport officiel qui donne bonne conscience aux autorités
A la suite du génocide, le gouvernement suisse, sous la pression de la presse et de certains parlementaires, ne peut rester totalement inactif. Il charge donc Joseph Voyame et une équipe d'experts de lui rendre un rapport sur la coopération suisse au Rwanda. Le rapport Voyame apprécie très positivement l'action de la coopération. Par ailleurs, il reprend à son compte, de manière sommaire mais explicite, la thèse révisionniste d'un double génocide en 1994, le second prétendument commis par le FPR. En minimisant la responsabilité du régime qui a préparé le génocide, on atténue évidemment celle des Suisses qui ont collaboré à ce gouvernement. Ce rapport fut l'occasion d'enterrer tout débat officiel sur le rôle de la Suisse au Rwanda. A deux reprises, en 1994 et en 1996, le Conseil national refuse d'en discuter publiquement.
Faudra-t-il attendre à nouveau cinquante ans avant que les autorités aient à répondre de leur implication dans le génocide du Rwanda? Il faut appeler la Suisse officielle à reconnaître ses responsabilités et à tenter de réparer ses erreurs. Dans ce sens, elle pourrait préconiser l'annulation de la dette odieuse du Rwanda, lever le secret bancaire sur les comptes des responsables du génocide et restituer cet argent au peuple rwandais.
Notes :
cf. rapport Voyame, p.119
cf. Interpellation de Jean Ziegler au Conseil fédéral, 18 mars 1998
• Documents en ligne
Pour nos lecteurs/trices qui souhaiteraient en savoir plus sur les causes du génocide au Rwanda, les contributions suivantes sont également consultables:
Jean-Pierre Chrétien, Dossier bibliographique : le génocide rwandais. Clio en Afrique nº 2, été 1997, Université de Provence – secteur Lettres et sciences humaines : http://www.up.univ-mrs.fr/~wclio-af/numero/2/sources/index.html
Charles de Lespinay, Les Eglises et le Génocide dans la région des Grands Lacs est-africains. Université de Paris 10 Nanterre – Centre Droit et Cultures :http://www.u-paris10.fr/gdr1178/lespfram.htm
Michel Chossudovsky, IMF-World Bank policies and the Rwandan holocaust & Rwandan tragedy not just due to tribal enmity. Third World Network Features, sur le site de l’Université de Dayton : http://www.udayton.edu/~rwanda/articles/chossudovsky.html