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« Le Kivu est aujourd'hui un baril de poudre ». A entendre les
 conversations dans les rues ou les salons de Goma, cette formule choc
 lancée par un homme d'affaires de la ville, n'a rien d'une boutade.
 Partout, on explique, l'air soucieux, que tous les éléments sont
 désormais réunis pour que plonge dans le chaos l'est du Zaïre, une
 région agricole prospère malgré son éloignement de la capitale, dont
 l'économie s'est tournée vers l'Afrique orientale. 
 
 « Que cherche la France ? » Personne ne croit à une opération
 humanitaire, et l'intervention (avec usage de la force) que Paris tente
 de faire avaliser par les Nations unies laisse perplexe. L'opposition
 zaïroise a déjà fait connaître son hostilité à cette initiative, qui
 permettrait selon elle à M. Mobutu de se remettre en selle. Il est vrai
 que le maréchal-président pourrait en profiter pour apparaître comme le
 « grand stabilisateur » de la région face à la sanglante destruction du
 Rwanda qui menace de se répercuter au Burundi. 
 
 Si le Kivu n'est pas un fief du principal parti d'opposition zaïroise,
 l'Union pour le développement et le progrès social (UDPS) d'Etienne
 Tshisekedi, les adversaires du régime n'en savent pas moins se faire
 entendre. A titre d'avertissement, ils ont déjà lancé un mot d'ordre de
 boycottage des produits français, comme la farine importée par un
 commerçant expatrié de Goma, ou la bière fabriquée à Kinshasa par les
 brasseries Castel. « On peut aussi craindre des manifestations
 d'hostilité envers les Français et les Bazungus [les Blancs] en général », dit un observateur. Sans compter la présence d'une communauté tutsie
 composée de nationaux zaïrois ou immigrés rwandais, tous fervents
 partisans du Front patriotique rwandais (FPR) et qui voient d'un mauvais
 oeil les Français « brandir un prétexte humanitaire pour voler au
 secours du gouvernement intérimaire rwandais », acculé à la frontière
 zaïroise. 
 
 Il y a enfin et surtout les tensions ethniques de la région qui ont déjà
 fait entre 1 000... et 20 000 morts, selon les estimations, en mars et
 avril 1993. Les tribus locales essentiellement les Hundés se sont
 affrontées aux « étrangers », des immigrés hutus et tutsis venus du
 Rwanda à l'époque coloniale. Les 300 000 personnes déplacées ont
 aujourd'hui réintégré le Masisi, la région troublée, mais ils se sont
 regroupés en villages homogènes, les Hundés d'un côté et les Rwandais
 (hutus et tutsis) de l'autre, preuve que les tensions ne se sont pas
 vraiment apaisées.
 
 Les observateurs s'interrogent encore sur la stratégie du FPR, et
 notamment sur l'intention des rebelles de s'emparer des villes de
 Ruhengeri et Gisenyi, dans la région natale de l'ancien président
 Habyarimana et siège du pouvoir qui lui a succédé. Ils se heurteront à
 une forte résistance et provoqueront, comme dans toutes les régions
 conquises, un vaste déplacement de population. 
 
 
Une nouvelle vague de réfugiés ?
 
 
 Aussi les organisations humanitaires basées au Kivu se préparent-elles à
 l'éventualité d'une irruption de 500 000 voire 1 000 000 de Rwandais
 d'origine hutue fuyant les troupes du FPR. Un afflux de réfugiés qui
 déclencherait un « ras-le-bol » dévastateur chez les Zaïrois, déjà
 irrités par l'arrivée de quelque 6 000 Rwandais qui ont échappé aux
 machettes des miliciens hutus. L'installation de ces nouveaux venus sera
 un casse-tête pour le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Dans cette
 région volcanique, striée de coulées de lave, l'espace utile est rare,
 et le HCR a eu du mal à trouver un site à l'extérieur de la ville de
 Goma pour réinstaller les réfugiés d'avril, entassés jusque-là dans
 trois petits camps. 
 
 Les responsables de l'agence de l'ONU s'en inquiètent et accueillent
 avec un visible soulagement la décision du Comité international de la
 Croix-rouge (CICR) d'apporter des vivres, de l'autre côté de la
 frontière, aux déplacés de l'ouest du Rwanda. Une première distribution
 devrait commencer à la fin de cette semaine et toucher environ 500 000
 personnes dans les provinces de Ruhengeri et Gisenyi, où des milliers de
 personnes se réfugient tous les jours. 
 
 Cela permettra peut-être d'éviter un transfert massif de population au
 Zaïre, à condition que les hommes de Paul Kagamé, commandant en chef des
 forces du FPR (et véritable patron du mouvement), ne s'obstinent pas à
 investir le dernier refuge du gouvernement intérimaire, qui a dû fuir la
 ville de Gitarama, enlevée la semaine dernière par le FPR. 
 
 Compte tenu de l'ampleur de l'opération que la France met sur pied (près
 de 2 000 hommes), les Français ne pourront acheminer troupes et matériel
 que par avions gros porteurs et dans la région, seule la piste
 « internationale » de Goma, longue de 2 200 mètres, leur est accessible.
 L'aéroport de Bukavu (200 kilomètres plus au sud) ne peut accueillir que
 les Transall qui ne chargent pas plus de 11 tonnes.
 
 Des armes au marché parallèle
 
 
 Mais atterrir à Goma sera compris par l'opposition et les rebelles
 rwandais, comme un soutien au gouvernement intérimaire basé juste de
 l'autre côté de la frontière. Une vingtaine d'officiers français sont
 arrivés à Goma, lundi 20 juin, dans la soirée, à bord d'un Transall qui
 est reparti aussitôt. Et le fait que des militaires zaïrois effectuent
 des rondes autour de l'hôtel où ils sont descendus montre bien que la
 présence française à Goma n'est pas appréciée de tous. 
 
 Bien que, jusqu'à présent, il n'ait guère montré d'enthousiasme pour
 porter secours à ses voisins, le président Mobutu pourrait être tenté
 d'intervenir au Rwanda si le Kivu est menacé de déstabilisation.
 Pourtant, son attitude est sans aucune commune mesure avec sa réaction
 après l'invasion du nord du Rwanda par le FPR, en octobre 1990, quand 3 000 hommes de sa division spéciale présidentielle avaient aussitôt
 débarqué à Goma avec leur armement, au vu et au su de tous, pour sauver
 le régime de son ami Juvénal Habyarimana. Leur aptitude au pillage leur
 avait toutefois valu d'être rapidement rappelés. Mais, pour le moment,
 le chef de l'Etat zaïrois se contente de permettre la livraison
 d'armement, malgré l'embargo, au gouvernement rwandais. 
 
 Depuis le 7 avril, les résidents ont compté jusqu'à sept avions-cargos,
 dont le dernier en date a atterri le 17 juin. L'origine de ces armes
 reste mystérieuse, mais il est clair que le gouvernement rwandais,
 frappé d'embargo, s'approvisionne maintenant sur le marché parallèle ;
 peut-être même au Zaïre, où les chefs de l'armée prélèvent dans les
 stocks d'armes américaines destinées, à l'époque, aux rebelles angolais,
 via Kinshasa. 
 
 L'une des interrogations que suscite la mission humanitaire des Français
 peut se formuler ainsi : s'ils viennent pour sauver les civils menacés
 par les milices, ils ne trouveront plus grand monde dans l'ouest du
 pays. A Gisenyi, il reste peut-être quelques dizaines de personnes
 cachées par des amis ou dans la brousse. A Cyangugu, plus au sud, on
 parle encore de quelques milliers rassemblés dans le stade de la ville
 et qui n'ont pas encore été exécutés. Mais si les commandos de
 l'opération française se risquent jusqu'à Kigali pour récupérer les
 derniers réfugiés en danger, ils se heurteront aux maquisards. 
 
 Il est possible que les accrochages aient lieu avant d'atteindre la
 capitale. Car, pour ôter à l'armée française toute raison de pénétrer au
 Rwanda, le FPR pourrait tenter de « libérer » l'ouest du pays (dont la
 ville de Cyangugu) avant le déclenchement de l'intervention. Alors, mis
 à part le désir de la France de se refaire une virginité, après les
 accusations sur le soutien de la France aux responsables des massacres,
 y a-t-il d'autres motifs à cette « opération humanitaire », en principe
 neutre, mais que certains soupçonnent de vouloir protéger les coupables
 plutôt que de sauver les innocents ? 
 
 Est-ce pour empêcher les rebelles de conquérir Gisenyi et de voir se
 déverser au Kivu plusieurs centaines de milliers de Rwandais, ferment
 d'une nouvelle flambée de violences ethniques, que les Français veulent
 intervenir ? Il est vrai que Paris mise sur un nouveau gouvernement à
 Kinshasa pour régler la crise politique entre le pouvoir et
 l'opposition, après avoir obtenu la nomination de M. Joseph Kengo Wa
 Dondo au poste de premier ministre. Mais cette « troisième voie » risque
 d'être remise en cause par une déstabilisation de l'Est. 
 
 « Qui n'est plus ? », « qui en a réchappé ? »
 
 A Goma, les analyses géopolitiques s'effacent devant le douloureux
 quotidien. Quand on s'échange des nouvelles dans les familles tutsies ou
 proches de l'opposition hutue, c'est surtout pour savoir « qui n'est
 plus ? » ou « qui en a réchappé ? ». A Goma, il y a pire que cette
 centaine de cadavres que les habitants ont vu dériver sur le lac « un
 jour de grand vent » : ce sont les témoignages des survivants. 
 Récits de massacres et de miracles : Grégoire, orphelin après les
 massacres d'octobre 1990, recueilli par la famille de son oncle, à son
 tour décimée par le « carnage 94 ». S'il est vivant aujourd'hui, c'est
 parce qu'il a pu se cacher dans un arbre avant de se glisser dans une
 pirogue et d'atteindre Goma. Emmanuel, treize ans, qui n'a dû son salut
 qu'en jetant aux miliciens une liasse de billets que son père avait eu
 le temps de lui remettre avant de mourir sous les coups de machette.
 « Ils se sont précipités à terre pour ramasser l'argent et j'ai pu leur
 échapper et sauter dans le lac ». L'évêque de Gisenyi, qui s'est
 interposé entre des miliciens et leurs victimes, a été traîné au
 cimetière par les « interahamwé » et sauvé, au bord de sa tombe, par un
 officier qui a eu, ce jour-là, assez d'autorité pour s'imposer aux
 tueurs. 
 
 Et ces 350 enfants de l'orphelinat de Nyundo, évacués le 3 mai en
 catastrophe par le CICR, dans des bus de l'armée rwandaise, grâce aux
 efforts du consul de France à Goma. La veille, 170 personnes réfugiés
 dans l'église d'en face avaient été assassinées. La France s'est engagée
 à leur construire un nouveau foyer à Goma, où l'incertitude du lendemain
 se lit sur tous les visages. 
 
 DOC: AVEC CARTE