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S'étonnera-t-on de voir le PS sacrifier celui qui incarnait, jusque dans
   ses maladresses, une certaine dignité de la politique?
   « Il ne suffit pas de s'offrir une tête », déclare Lionel Jospin. Pardi!
   Surtout quand il s'agit de cette tête-là. Maintenant qu'elle est
   politiquement tombée, il faudra la montrer au peuple. Elle en vaut
   moralement la peine. Il se trouve en effet que Michel Rocard n'a qu'une
   seule chose à se reprocher, c'est de ne pouvoir s'imposer quand il
   passe à la télévision. On dira que c'est une faute écrasante, un
   inexcusable délit. Car, dit-on encore, ce qu'on appelait le peuple, et
   qu'on nomme parfois encore l'opinion publique, n'est devenu qu'un robot
   programmé pour cracher dans les sondages et vomir dans l'isoloir ce
   qu'il a ingurgité à la télévision. Effroyable pessimisme. J'y consens.
   Devant ce handicap terrible, combien peu pèse en effet le fait pour
   Rocard d'être intègre, bêtement intègre; d'être militant, bêtement
   militant; et d'avoir été bêtement compétent en bien des occasions
   délicates et des périodes difficiles. Rocard n'a pas la grâce
   télévisuelle? A la trappe, donc! A la trappe!
   Comme j'ai l'air d'être ici partisan (il est vrai que j'ai souvent
   l'envie et même le besoin de prendre parti pour ceux qui tombent), je
   voudrais rappeler quelques faits. Je ne sais combien d'articles j'ai
   écrits dans ma vie, avant 1981 et après, en faveur d'une coopération
   des deux gauches, d'un rapprochement de ses deux chefs, d'un armistice
   entre les équipes mitterrandienne et rocardienne. Lorsqu'en 1981 nous
   avons cru devoir prendre position en faveur du candidat Mitterrand,
   c'était, nous l'écrivions alors, pour lui apporter l'imagination
   intellectuelle et la fraîcheur morale d'hommes comme Pierre Mendès
   France, Edmond Maire, Michel Rocard. Nous ajoutions volontiers le nom
   de Jacques Delors qui, à cette époque, était peu connu des uns, peu
   apprécié des autres. Son premier poste n'avait-il pas été d'être le
   conseiller social du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, lorsque
   Georges Pompidou était président?
   Evidemment, j'ai cru que nos souhaits se réalisaient lorsque
   Mitterrand, contre l'avis des siens, de tous les siens en vérité, a
   fini par désigner, le 10 mai 1988, Rocard comme Premier ministre. Je
   n'ai jamais cru à la thèse selon laquelle Mitterrand ne se résignait à
   cette désignation que pour « couler » Rocard: pour démontrer que le
   prétendu prodige n'avait rien dans la tête. Je ne crois pas que
   Mitterrand aurait joué avec la France de cette manière. Je pense qu'il
   estimait que Rocard n'était ni meilleur ni pire qu'un autre et que,
   pendant deux ans, il ferait un Premier ministre honorable qui ne
   porterait pas préjudice à la France mais ne laisserait pas un souvenir
   impérissable. Il ne serait pas coulé mais banalisé. Si bien que j'ai
   été étonné, pour ma part, que Mitterrand garde Rocard trois ans. C'est
   en vérité très difficile à comprendre, aujourd'hui encore. Autrement
   dit, le 15 mai 1991, au moment où le départ de Rocard a lieu, j'ai des
   pensées exactement contraires à celles de tous mes confrères et à
   celles de Rocard lui-même. Chacun se demande: « Pourquoi maintenant? » Je
   me demande: « Pourquoi si tard? »
   J'ai toujours su que François Mitterrand n'accepterait jamais que
   Rocard lui succédât au parti, encore moins qu'il fût le candidat de la
   gauche à l'élection présidentielle. Très vite il a justifié ses
   préventions par tous les alibis que les insuffisances de Rocard lui
   offraient et que confirmaient les sondages: Rocard ne faisait pas le
   poids devant les hommes de droite. En ce cas, tout était simple. Il ne
   fallait pas faire perdre de temps à la gauche. Avec autant de bonne
   conscience que de mauvaise foi, on a entrepris de précipiter la chute
   de Rocard avec l'opération Tapie. Mitterrand s'est découvert un regain
   d'intérêt pour un PS qu'il désirait contrôler jusqu'à ce que mort
   s'ensuivît. Jusqu'au dernier moment il aura affirmé son art: faire en
   sorte que son entourage exerçât une pression sur lui pour qu'il fasse
   ce que lui-même souhaitait. Comme d'habitude, il n'a pas cédé tout de
   suite à cette pression. Il a cédé plus tard, comme si c'était à
   contrecoeur. Il y a deux semaines, il confiait à ses visiteurs son
   indignation: il y avait, dans son entourage même, des hommes prêts à
   voter pour Baudis, par aversion pour Rocard. « Curieuses, les allergies
   que cet homme provoque », disait-il, avec une plaisante commisération...
   
Rwanda: nation ou abattoir?
   Parfois il me semble que les critiques adressées aux dirigeants de
   notre pays relèvent moins de l'esprit de dénigrement des hommes que
   d'une incurable surestimation de leur pouvoir: puisqu'ils peuvent tout,
   ils sont responsables de tout. Sinon, comment expliquer que, selon
   certaines campagnes, les dirigeants français deviennent soudain les
   seuls coupables de la guerre en Bosnie, du génocide au Rwanda, du chaos
   algérien?
   Car enfin, je veux bien que François Mitterrand soit capable de tout
   (j'ai montré dans le paragraphe précédent que je ne suis pas
   complètement naïf), mais je trouve qu'on le surestime beaucoup en le
   traitant, pratiquement, comme le seul criminel de guerre de la planète.
   Je ne serais pas étonné qu'abreuvés de telles analyses certains de nos
   compatriotes n'en arrivent à situer Mitterrand quelque part entre
   Milosevic et Pol Pot. Je suis sûr, les connaissant, que des amis comme
   Daniel Rondeau et André Glucksmann trouveraient cela légèrement,
   comment dire, exagéré. Légèrement.
   Soyons sérieux. Au procès fait à la France à propos de sa politique en
   Afrique, il se trouve que François Mitterrand a tenu à répondre de
   manière spectaculaire, ce 18 juin, à l'Unesco. Le président français,
   retrouvant enfin l'inspiration qui avait été la sienne lors du grand
   discours de Mexico (et non de Cancun!) en 1982, s'est livré à une
   méditation en forme de réquisitoire testamentaire sur l'évolution des
   rapports Nord-Sud depuis trente ans. On dira une fois encore que
   François Mitterrand manifeste plus de talent à diagnostiquer et à
   préconiser qu'à réaliser. Mais son discours de l'Unesco constitue un
   texte de référence sur lequel les économistes, comme les africanistes,
   auront à revenir.
   Ce qui compte, c'est que cesse le scandaleux, le honteux,
   l'insupportable génocide au Rwanda, que les blessés soient soignés et
   que les populations, qui vont d'exode en exode, soient assistées.
   Depuis trois mois, le secrétaire général des Nations unies multiplie
   ses appels avec une véhémence peu soulignée. Il est même passé aux
   accusations: selon lui, l'Afrique serait tout simplement abandonnée par
   les Européens. La France vient de décider de répondre à cet appel de
   l'ONU. Jusqu'à maintenant elle n'a pas reçu l'accord de ses partenaires
   européens.
   Pour le Nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986:
   « L'Afrique du Sud est notre rêve, le Rwanda notre cauchemar. Le rêve
   peut devenir notre réalité, mais ce n'est pas pour demain. Le Rwanda
   est une nation cliniquement morte. La communauté internationale,
   représentée dans ce cas par l'Organisation de l'Unité africaine,
   devrait avoir le courage de l'annoncer. Ce n'est pas à une nation mais
   bel et bien à un abattoir que nous avons affaire. Tout le monde
   s'inquiète pour les gorilles du Rwanda. Mais là, c'est de
   l'extermination des hommes que nous parlons. Si l'on veut parler
   d'espèces en voie de disparition, c'est des Tutsis du Rwanda qu'il faut
   parler. » Jamais un Africain n'avait utilisé un langage aussi direct
   pour parler des siens. Selon Wole Soyinka, il faut redouter que de
   nouveaux massacres n'interviennent un peu partout, tant que les
   dirigeants africains auront intérêt à ne pas remettre en question le
   découpage arbitraire des frontières.
   Pour le Rwanda, rappelons quelques faits en pensant moins aux
   polémistes qu'aux lecteurs qui voudraient se faire une opinion. Lorsque
   les missionnaires catholiques belges, succédant aux missionnaires
   protestants allemands, arrivent au Rwanda, ils trouvent, on l'a
   rappelé, deux ethnies: les Tutsis, d'allure plutôt soudano-arabe, et
   les Hutus, peuple bantou négroïde. Les Belges font plus que s'insérer
   dans des habitudes ancestrales respectées par leurs prédécesseurs
   allemands, en donnant les avantages de l'éducation, de la formation et
   de la participation au pouvoir aux Tutsis. Ces derniers, traités comme
   des collaborateurs privilégiés, se conduisent à peu près comme partout
   ailleurs: ils finissent par haïr leurs « bienfaiteurs ». Au point qu'au
   moment de l'indépendance les missionnaires belges, avant de partir,
   donnent le pouvoir aux Hutus qui sauront, en leur lieu et place, punir
   les ingrats.
   Il va s'ensuivre des massacres, des règlements de comptes et l'exode de
   plusieurs centaines de milliers de Tutsis dans les pays voisins,
   notamment en Ouganda et au Burundi. C'est à partir de ces pays
   anglophones et très influencés par la Grande-Bretagne que s'organisera
   la résistance armée des Tutsis et que s'exprimera leur volonté
   d'obtenir réparation dans leur pays.
   Que fait alors la France? Elle décide d'assister, de financer et
   d'armer l'Etat rwandais, mais en lui imposant de respecter
   démocratiquement les droits de l'opposition des Tutsis. La France s'est
   peut-être trop vite convaincue que ce voeu avait été réalisé dans la
   mesure où le président Habyarimana (assassiné le 6 avril dernier) avait
   désigné un Premier ministre et un ministre des Affaires étrangères qui
   sortaient des rangs de l'opposition. Paris est resté sourd aux
   avertissements qui l'informaient des pratiques répressives du président
   au pouvoir. Mais de toute façon, cette démocratie n'eût pas convenu à
   tous ceux qui, au sein du Front patriotique rwandais, avaient décidé de
   lutter par les armes et non par le vote. Si nous avons commis des
   erreurs, disent les Français, c'est d'avoir suivi la maxime de Thomas
   Jefferson: « Pour porter remède aux défauts et aux insuffisances de la
   démocratie, il faut toujours plus de démocratie. » C'était la
   philosophie de la conférence interafricaine de La Baule. Mais
   aujourd'hui, il est permis de se demander si, après les oppositions
   organisées et militaires que sa politique a suscitées, la France ne
   risque pas, en intervenant au Rwanda, de connaître des déboires pires
   encore que ceux rencontrés par les Américains en Somalie.
   Quand elle éclate aux quatre vents de l'ambition ou qu'elle menace de
   s'effondrer sous le poids de son inanité, la famille mitterrandienne a
   recours à une espèce de messe noire dont le cérémonial immuable, tout à
   la fois efficace et dérisoire, réunit pour un temps, comme dans les
   enterrements de campagne, toute la parentèle dispersée: le meurtre
   rituel de Michel Rocard. Ecce qui tollit peccata mundi: comme en 1979
   au congrès de Metz, ou en 1991 quand on le vira de Matignon, ils
   étaient là, fabiusiens, poperénistes, jospinistes, tous, assemblés
   autour d'un secret inavouable qui les réunit le temps d'un coup de
   couteau.
   Retour aux sources, donc. Toutes voiles dehors vers la doctrine,
   puisqu'on s'apprête à quitter le pouvoir. Nous avons depuis dimanche un
   grand rabbin qui veut judaïser les juifs et un premier secrétaire qui
   veut socialiser les socialistes. Au fond, il y a de la logique dans
   cette éviction. Quand triomphent jusqu'au fond des urnes les démagogues
   et les coquins, il est naturel que le Parti socialiste, avec son
   courage légendaire, sacrifie celui des siens qui incarnait jusque dans
   ses maladresses une certaine dignité et une certaine rigueur de la
   politique. Leurs stratèges l'ont bien compris: tout se passe comme si,
   la vie quotidienne étant devenue trop blafarde, et la politique trop
   impuissante, les Français, revenus de tout, aspiraient plus à être
   distraits qu'à être gouvernés.
   Alors, la main de Mitterrand? Il y a environ trois mois, le président
   aurait confié à l'un de ses familiers: « Aujourd'hui, en privé, personne
   ne donne un sou des chances de Michel Rocard. Y compris parmi ses
   proches. Mais vous verrez que quand la chose éclatera au grand jour,
   c'est encore moi qui serai le coupable. » C'est vrai. Vrai aussi qu'il y
   a mis du sien, marquant autant de répugnance à recevoir son ancien
   Premier ministre qu'à prononcer son nom en public. Vrai surtout que cet
   échec personnel de Rocard a quelque chose de providentiel pour
   Mitterrand. Depuis l'autre dimanche, on dirait, à entendre les
   commentaires, que c'est Rocard qui gouverne depuis treize ans et qui
   est responsable du chômage, de la déception du peuple de gauche et des
   zigzags d'une politique qui nous a conduits de la rupture avec le
   capitalisme à l'apologie de l'affairisme.
   Alors, ce meurtre symbolique sera-t-il le dernier? Rien n'est moins
   sûr. Car les Français, à peine ont-ils jeté un homme à terre qu'ils
   commencent à le regretter. Quand on a bien rigolé de la pitoyable
   figure de Rocard aux « Guignols de l'info », quand les beaufs de gauche
   se sont bien rassasiés des triomphes de Tapie tandis que ceux de droite
   célébraient celui de Villiers, il reste au fond du palais un goût de
   cendre et d'abjection.
   Pourquoi le cacher? Rocard avait déçu ses amis les plus fidèles par une
   obsession présidentielle dévoreuse qui date de 1969, et dont on
   célébrait justement cette année le jubilé; il s'était choisi un
   entourage étroit qui l'isolait de l'extérieur plus qu'il ne le mettait
   en communication avec lui; il s'était plongé dans le travail d'appareil
   avec une telle jubilation qu'il avait réussi en un an à faire oublier
   aux Français qu'il avait longtemps incarné l'exigence politique contre
   la routine partisane. Enfin libre! Cet homme que j'ai toujours connu à
   la veille d'une échéance importante saura-t-il enfin reprendre sa
   liberté à l'égard des échéances, pour transformer ses ambitions en un
   dessein? La réponse ne peut venir que de lui seul. A bientôt, Rocard!
   Minoritaire depuis la Révolution française, la culture politique qu'il
   a longtemps incarnée, défiante à l'égard de l'autorité même quand
   celle-ci se réfugie dans les plis de la souveraineté populaire, cette
   culture faite d'ambition mais aussi de réalisme, qui aspire à
   administrer les choses pour laisser aux hommes le soin de se gouverner
   eux-mêmes, cette culture d'hommes fiers et libres, comme disait
   Pelloutier, cette culture, dis-je, a fait en profondeur des progrès
   gigantesques dans la société française.
   A son corps défendant, François Mitterrand lui a d'ailleurs fait
   hommage presque tout au long de ses deux septennats, prenant acte que
   les taux de change, les cours de l'inflation et du chômage ou les
   rapports de forces internationaux ne se laissent pas aussi facilement
   séduire que des militants dans un palais des congrès. Pourquoi donc la
   première gauche n'a-t-elle pas toujours eu les idées de ses hommes ni
   la seconde les hommes de ses idées?
   On peut légitimement être inquiet. Tandis que Bernard Tapie veut
   supprimer le chômage par décret, Henri Emmanuelli, le nouveau leader du
   PS, voulait naguère, pour le réduire, que l'on travaillât moins en
   gagnant autant...
   J'apprends avec plaisir que les deux hommes ne s'entendent pas. C'est
   là un moindre mal car si, demain, ce qui est demeuré au fond du trou
   noir électoral, une gauche Emmanuelli et une gauche Tapie venaient à
   faire alliance, le dogmatisme appuyé au bras de la friponnerie, alors
   c'est la partie positive et paradoxale de l'héritage mitterrandien, au
   carrefour des deux gauches, qui se trouverait tout d'un coup réduite à
   néant.
   J. J.
   Jacques Julliard
   Le Nouvel Observateur